« La vie d’Adèle »
Un film d’Abdellatif Kechiche, Palme d’Or 2013
par Saura Loir
Pas facile d’aller à contre-courant, surtout quand le courant devient raz-de-marée. Pas facile de s’opposer au raz-de marée d’enthousiasme qui a salué la Palme d’Or attribuée à La vie d’Adèle, le film d’Abdellatif Kechiche. Face à une unanimité pareille, à une telle avalanche de commentaires émus et enthousiastes, comment ne pas m’interroger non seulement sur ma sensibilité esthétique mais sur ma sensibilité tout court, vu que je n’ai été ni émue ni enthousiasmée ? Alors voici, en vrac, ce que je reconnais être davantage une réaction à l’admiration béate et unanime qu’une appréciation objective du film, mais après tout ce que j’écris ici ne se veut pas une « critique de cinéma » mais un commentaire personnel, une façon de m’exprimer.
Trois heures à fouiller comme un maniaque le visage d’Adèle, en gros plans et dans le moindre détail, mais pas dans la moindre expression vu que leur gamme est assez restreinte – sauf à considérer comme expression une bouche quasi toujours ouverte et des mèches de cheveux valsant constamment de l’oreille au visage. J’exagère, je sais, le visage d’Adèle est souvent émouvant dans sa perplexité angoissée, propre à la jeunesse qui cherche à comprendre comment fonctionnent la vie et les êtres. Mais pendant trois heures !
Le « grand amour » dont toute la presse se gargarise ? De toutes parts j’ai entendu parler de magnifique et bouleversante histoire d’amour là où je vois essentiellement une passion charnelle dévorante qui ne cherche qu’à se nourrir de l’autre. C’est Eros, l’amour qui prend, qui s’est emparé des deux jeunes femmes, pas philia, l’amour qui partage, et encore moins agapé, l’amour qui s’oublie et qui donne. Dès la première fêlure dans cet amour sublime on voit apparaître le « chacun pour soi » : Adèle qui veut garder à tout prix l’objet unique de sa convoitise, Emma qui renvoie à sa solitude et à sa faim celle que pourtant elle est censée aimer et qui, maladroitement, en manque de nourriture, a cherché à se nourrir ailleurs. A la première incartade, sourde et aveugle à son désespoir, Emma aux cheveux bleus la jette dehors avec une violence inouïe.
Si c’est d’amour qu’il s’agit, c’est de l’amour cannibale.
L’indicible sensualité d’Adèle ? Sensualité ou gloutonnerie ? Dans l’une de ses premières apparitions on la voit ingurgiter les spaghettis maternels, lécher ses doigts et même le couteau, s’essuyer la bouche avec la main. Sa sensualité me ferait penser plutôt à l’enfant qui explore le monde avec sa bouche, une bouche qu’Adèle garde d’ailleurs, je l’ai dit plus haut, constamment entr’ouverte et qui donne à son visage une expression un peu hébétée, mélange d’étonnement, de perplexité – ou d’enfant qui souffre de végétations…
La force et la puissance érotique qui se dégagent de cet amour-là, en particulier dans les scènes de lit ? A trop vouloir montrer on tue l’effet recherché car l’érotisme participe aussi et en grande partie de l’imaginaire. Ici, on a intérêt à laisser son imaginaire à la porte. Râles, soupirs, yeux révulsés, contorsions des corps (esthétiques, c’est vrai, sculpturales même) tout y est et malheureusement trop. En montrant scrupuleusement plutôt qu’en suggérant, Kechiche ne laisse pas au spectateur la possibilité d’imaginer. Il aurait pu se contenter de la scène, magistrale, où les deux jeunes femmes se revoient dans un café et où Adèle, submergée par le désir, saisit la main d’Emma, commence par l’embrasser et pour finir la fourre toute entière dans sa bouche. On comprend mieux les spaghettis du début…..
Ce que Kechiche s’est contenté de suggérer c’est la dimension sociale et culturelle de son histoire. Il le fait de façon subtile et efficace, par petites touches, en utilisant notamment les repas dans les deux familles : huîtres et fruits de mer contre spaghettis bolognaise, bourgeoisie intello contre classe toute-petite-moyenne. Il avait tourné bien d’autres scènes qu’il a coupées au montage. C’est son droit et sa liberté d’artiste mais je le regrette, je me serais moins ennuyée. Par contre j’ai été bluffée par la prestation des deux actrices. Je crois que c’est peu dire qu’elles ont tout donné et leurs visages, si beaux et innocents dans leur nudité – Kechiche dans sa recherche de vérité a refusé tout maquillage – vont continuer longtemps à surgir dans ma mémoire.
A amour cannibale, caméra cannibale. Une caméra qui traque ses proies sous tous les angles possibles, jusqu’au plus infime grain de peau, jusqu’au moindre soupçon de larme – ou de morve. Une caméra obsessionnelle au service d’un artiste qui est peut-être, qui sait, obsessionnel lui-même. Une fois ce choix admis et regretté la longueur, je ne peux que m’incliner devant son talent.
Un film d’Abdellatif Kechiche, Palme d’Or 2013
Saura Loir