Il faudra bien avoir le courage de mettre la décroissance au cœur du débat. Pas seulement au sein des milieux écologistes, mais dans l’ensemble de la société.
Pourquoi la décroissance ? N’y a t’il pas d’autres thèmes plus porteurs pour l’écologie ? le climat, par exemple ? l’agriculture ? l’énergie ? le désamour du grand public pour l’écologie politique ? quelles sont les grandes tendances du moment qui pourraient faire oublier la focalisation mondiale sur l’immigration ?
Faisons le tour du monde des médias, observons les éditoriaux, les analyses et les commentaires sur l’époque: géopolitique, économie, énergie, ressources, finance, dette, démocratie, éducation, biodiversité, agriculture, eau, migrations, climat… On y note une constante: l’inquiétude est de mise sur tous ces sujets. Quasiment dans tous les pays. Personne ne voit plus d’avenir radieux à l’horizon, sauf, peut-être, les transhumanistes, les marchands d’armes ou d’IA, et autres gourous de la Tech.
Étudions maintenant les analyses prospectives: celles des scientifiques, celles des militaires, des industriels, des grandes institutions internationales, celles des grandes ONG. A quelques exceptions près, le futur est modélisé avec des évolutions négatives, notamment dans le domaine économique. L’endettement mondial explose. Aucun de ces rapports ne finit sur un optimisme serein.
Ces descriptions et ces prospectives uniformément pessimistes sont le signe d’un changement. Le signe d’une dégradation. Quelque chose ne fonctionne plus, et ce qui ne fonctionne plus, c’est manifestement la croissance. Le modèle qui nous a porté, ou qui nous a été imposé, depuis les débuts de la Révolution Industrielle, est en bout de course. La croissance mondiale régresse rapidement malgré les efforts du système. Il faut mettre un nom sur cette évolution. Ce nom, c’est l’entrée dans la décroissance.
Une décroissance subie.
Mais nous n’osons pas encore le dire clairement. Il y a trop d’enjeux en cours. L’Économie est fragile, la Finance est susceptible, et les Opinions encore plus. A la tête des États et des banques centrales, on rivalise d’astuces comptables, d’endettements et de planches à billets pour masquer des débuts de récession. En Europe, l’industrieuse Allemagne refuse le sur-endettement, et se retrouve officiellement en deuxième année de récession. En France, l’état a offert 260 milliards d’euros d’argent public aux entreprises “pour faire face aux crises de 2020 et 2022” (source: Cour des Comptes). A l’heure de la désinformation algorithmique, des emballements médiatiques, nous craignons le désordre. Mais il n’est rien de pire pour une société que de découvrir subitement l’effondrement de ses certitudes. Alors que l’entrée dans la décroissance n’est pas une tragique nouvelle.
Choisie ou subie, la décroissance est inexorable (1), et va changer le monde.
L’équation de la décroissance
Croissance et décroissance sont directement corrélées à l’utilisation des ressources énergétiques et minières.
Nous avons eu une très bonne approche de la problématique des ressources dans un monde fini, en 1972, avec la publication du rapport Meadows, Les Limites à la Croissance, dont le Sauvage ne cesse de parler depuis 50 ans . Cette simulation mathématique prévoyait une déplétion des ressources amorcée en début de 21e siècle, corrélée à la pollution et à la démographie. Nous y sommes. “Mécaniquement, chaque année, au niveau mondial, il y a un déclin naturel de la production des champs pétroliers de 4 à 5%” déclare le PDG de Total en octobre 2024, prévoyant le pic pétrolier définitif “entre 2030 et 2040“.
Pour les énergies carbonées, la déplétion s’accompagne des politiques de baisse des émissions de CO2, qui vont limiter l’extraction globale de produits carbonés dès 2030, selon les Nations Unies.
Pour les métaux, il suffit de regarder les données des consortiums miniers: la teneur en métaux baisse dans tous les minerais extraits.
La finitude des ressources n’est pas le seul défi des prochaines années: il nous faut affronter, au même moment, le bouleversement important du climat et l’effondrement écosystémique de la planète. Dont on connaît déjà les effets: pauvreté, famines, guerres de la soif, problèmes sanitaires, entraînant guerres et migrations massives.
Plus d’un milliard de personnes migrantes en 2050, selon les modélisations de la Banque Mondiale et de diverses organisations internationales. Inutile de décrire les problèmes géo-politiques et démocratiques associés. Inutile de décrire les conséquences sur la stabilité des économies et de l’industrie. La consommation à outrance ne sera pas dans l’air du temps, faisant chuter l’ensemble de la production industrielle.
L’omerta de la finitude des ressources
Nous avons du mal à donner à ce tableau, extrêmement sombre, l’importance qu’il devrait avoir dans le champ politique et médiatique. C’est d’abord un trait humain. Nous effaçons les perspectives d’effondrement, comme nous effaçons la perspective de notre déchéance et de notre mort.
L’idée de décroissance s’oppose ensuite à tous les messages que nous avons entendu depuis notre enfance, portés par notre culture, nos religions, notre système éducatif. Encore aujourd’hui, l’idée de consommer plus, plus gros, plus grand, plus fort, plus haut, plus rapide, plus précieux, plus high-tech, -que son voisin ou sa voisine- est placée au centre des injonctions publicitaires dans tous les médias et le web, au centre des politiques conservatrices. Impossible de remettre en question le modèle consumériste au milieu d’un tel matraquage. Impossible de simplement évoquer l’invalidité du système. Alors, annoncer la décroissance, s’y préparer, vous n’y pensez pas ma brave dame !
La décroissance, quelle chance !
Sommes-nous perdus ? Non. Que la décroissance soit lente ou rapide, nous sommes obligés de construire autre chose. Parfait, c’est ce que nous voulons ! Il faut profiter de la disparition inexorable d’un système que nous n’aimons pas, qui nous a coûté en malheurs et en contraintes, contre lequel nous avons toujours lutté, pour construire ce monde meilleur auquel nous pensons depuis des lustres.
L’auto-destruction du système capitaliste, par attrition, impose de repartir sur d’autres bases environnementales et sociales, que nous connaissons bien, parce qu’elles sont le fondement des philosophies et de la culture, parce qu’elles sont le modèle des sociétés anciennes qui sont au contact direct avec la nature. Parce qu’elles sont le fruit de soixante ans d’études et de réalisations des mouvements écologistes, des mouvements associatifs et alternatifs.
La compréhension et la prise en compte de notre vie au sein de l’écosystème Terre. Une symbiose entre les êtres vivants sur une petite planète.
Choisie ou subie ?
La décroissance est paradoxale. Elle est encore vue comme un désastre, alors que Choisie, et pilotée par une démocratie réelle, elle pourrait être, non seulement soutenable et saine, mais être également bénéfique et heureuse, en servant de tremplin à un changement de paradigme honorable.
En France, l’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat, en 2019, a montré les potentialités de réflexion pour un changement de modèle, vers la décroissance, avant que le président de l’époque ne la bloque royalement et avec mépris. Bien informée, la population sait prendre des décisions raisonnables.
A l’inverse, la Décroissance Subie ne peut être que chaotique et violente, laissant durablement des milliards de personnes dans la détresse, tous milieux confondus. Il est évident que la poursuite du modèle actuel, jusqu’au bout, nous mène à des impasses démocratiques, des modèles autoritaires et violents. Pays riches ou pays pauvres, riches ou pauvres, personne ne pourra échapper aux effets du bouleversement climatique et de la déplétion des ressources.
Effet Karma
Dans un “effet Karma” implacable, ce sont les riches et les pays riches les plus démunis. Ceux qui ont imposé la croissance au monde sont les plus fragiles. Leur dépendance à la technologie, aux transports rapides, à la mondialisation des échanges, les rend désarmés face aux possibilités d’adaptation ou de survie en conditions dégradées et locales.
Les couches les plus urbanisées et les plus numérisées de la société vont devoir redécouvrir les cultures rurales, la lenteur, la simplicité des échanges directs de nos ancêtres. Le travail manuel, l’agriculture, la composition avec la nature, l’entraide technologique et sociale, que le capitalisme a si longtemps méprisés face à l’objectif de robotiser le monde, redeviendront des valeurs centrales. Pour les plus ignares d’entre eux, pas de souci, les Amish les formeront !
Quant aux pays les plus pauvres, habitués au manque de ressources, à la sobriété, au système D et à l’agriculture paysanne, ils seront bien mieux placés pour faire face aux pénuries supplémentaires, malgré leur sensibilité plus grande aux aléas climatiques, et à bien d’autres problèmes de surpopulation ou de démocratie.
Jean-Noël Montagné
La décroissance dans des articles précédents du Sauvage
1. JM Jancovici, entretien vidéo avec Le Figaro, 2023. lien