Le crépucule des imbéciles

6 juin 2011,

Reprint Le Sauvage, n° 3, juin-juillet 1973


Par Konrad Lorenz

Déjà en 1973 Konrad Lorenz  dénonce les “fanatiques imbéciles” de l’économie de croissance qui condamnent l’homme à concourir contre lui-même. Depuis que l’argent a supplanté la morale, l’espèce humaine régresse : il faut donc choisir entre le crépuscule des expansionnistes et celui de l’humanité.

Si quelqu’un doutait de la différence de valeur entre les stades successifs de la croissance organique, je l’inviterais à se livrer à l’expérience suivante : imaginons une série d’êtres parvenus à divers stades d’évolution. Par exemple, une laitue, un escargot, un scarabée, un poisson, une grenouille, un lézard, un cochon d’Inde, un chat, un chien, un chimpanzé. Je demanderais à mon sceptique de tuer l’un d’eux. Et bien, s’il était capable de supprimer avec autant de facilité un animal supérieur qu’une laitue, je lui conseillerai vivement de se suicider. Et cela pour le bien de tous, car il aurait administré la preuve qu’il est un monstre.

L’histoire du monde organique est évolutive. Il naît continuellement des êtres neufs, constitués de composants qui, assemblés de façon inédite, les rendent différents et parfois supérieurs.

Un être supérieur se forme à partir d’éléments inférieurs grâce à des processus d’intégration et d’unification. Résultat de l’addition de systèmes préexistants, il est cependant plus que la somme de ses parties. Ceci n’est pas une théorie, mais une loi historique démontrée, incontestable : les organismes vivants se développent du bas vers le haut. Il y a donc une échelle de valeurs dont l’homme est le sommet, au moins provisoire. Si l’on retrouve chez lui toutes les propriétés de ses ancêtres les animaux, l’homme est cependant quelque chose d’autre, quelque chose de neuf.

Neuf en quoi ? Ce qu’un animal a appris individuellement ne peut être transmis à ses descendants que dans une mesure très restreinte. Il n’existe pas d’animal chez qui le savoir traditionnel est multiplié de génération en génération. Seul l’homme y est parvenu en « inventant » un beau jour la pensée conceptuelle.

L’acquisition des informations, leur conservation et leur transmission à la postérité sont à la base de notre savoir actuel. Tout s’est d’abord passé à partir du seul canal de l’hérédité, chez des êtres vivants extrêmement simples, assimilables à des virus, et rien n’a changé pendant des millénaires jusqu’à ce que, tout à coup, à la fin du tertiaire (donc hier), apparaisse un nouveau système susceptible de remplir les mêmes fonctions plus vite et mieux. Ce nouveau système n’est autre que le système nerveux de l’homme, qui lui permet la pensée conceptuelle.

L’homme est né ! L’homme, qui peut transmettre ses connaissances à ses congénères tout simplement en les formulant… Et ses congénères les répètent ! Quand un homme fait une découverte, tous ses semblables peuvent en profiter. C’est ainsi qu’est apparue une nouvelle fonction, comparable à l’hérédité et la dépassant. Les talents nouvellement acquis se propagent à la vitesse de l’éclair, les hommes sont unis par leurs connaissances communes, ils se partagent les mêmes aptitudes, comme s’ils étaient parents. Tous les membres du groupe humain partagent leur savoir, leurs capacités et leur volonté. Une civilisation commence : à partir du savoir commun enrichi par la tradition naît la science ; à partir des capacités naît l’art ; à partir de la volonté naît une morale de la responsabilité, une éthique.

Voilà pour l’hymne à la gloire du genre humain. Mais n’oublions pas que, si prestigieux que puissent être ses exploits, l’homme demeure un produit de la création organique et que sa civilisation est un système vivant fondé sur des activités animales, même si elle se place à un niveau supérieur.

Aucune chaîne n’est plus forte que son maillon le plus faible, dit un vieux proverbe. Hélas, la chaîne est souvent beaucoup plus fragile que le plus fragile de ses maillons. L’expérience prouve que, plus un système est complexe, plus il risque d’être défectueux. Le trouble des fonctions d’un système vivant, cela s’appelle la maladie. Une civilisation peut tomber malade. La nôtre est gravement atteinte.

Nous rejoignons ici les théories de l’historien Oswald Spengler : la logique du temps engendre inévitablement le vieillissement et la mort de toute civilisation. Le naturaliste que je suis n’a pas à reprendre à son compte une hypothèse aussi mystique, mais à rechercher les causes de ce phénomène.

Nous sommes trop habitués à ne considérer qu’un aspect du développement organique, celui qui va du bas vers le haut et crée des valeurs hiérarchiques. Mais le chemin contraire existe aussi. Nous connaissons des cas dans lesquels des espaces animales et végétales évoluent en rétrogradant, c’est-à-dire transforment leur évolution en involution, perdent des organes et des structures déjà élaborées et retombent à un stade infiniment plus bas que celui qu’elles avaient atteint.

Prenons l’exemple des copépodes, petits crustacés possédant un bel œil à facettes, un système nerveux assez complexe, une carapace annelée, etc. Certains d’entre eux sont devenus des parasites. Pourtant, à l’état de jeunes larves, ils ont tout pour devenir des crabes, mais dès qu’ils se fixent sur un hôte (un crabe plus gros), les yeux, les pattes, la carapace, le système nerveux s’amalgament pour donner une sorte de champignon qui pousse sur le corps de l’autre animal avec des prolongement filiformes lui permettant de sucer les sucs vitaux de son hôte. Étant donné la facilité avec laquelle il se procure sa nourriture, le parasite fabrique des quantités incroyables de cellules de reproduction et s’installe donc triomphalement dans la vie. Ce phénomène d’involution n’est pas rare : il existe environ deux fois plus d’espèces parasites que non parasites.

Parallèlement, on observe une régression chez les animaux domestiques : l’homme leur évitant la peine de lutter pour vivre, leur évolution se change en involution, ils deviennent bêtes (exception faite pour le cheval et le chien), ils engraissent et perdent peu à peu tous leurs instincts, sauf celui de la nourriture et de l’accouplement.

Les espèces animales sont victimes de l’involution quand elles sont soumises à une sélection unilatérale, c’est-à-dire quand leur adaptation se fait selon une règle rigoureuse et les oblige à négliger leurs autres capacités. Il ne faut pas confondre cette sorte de régression avec la dégénérescence ; elle n’entraîne pas la non-adaptation, mais au contraire une adaptation extrême et anormale. Un parasite ou un animal domestique, canard ou cochon, peut posséder une vitalité débordante, être extraordinairement doué dans son domaine écologique (qui correspond à la profession chez l’homme) et y déployer un grand zèle.

Mais c’est justement en quoi l’involution est si inquiétante : un système vivant touché par elle peut être, dans certaines conditions, supérieur à un autre resté intact. Par exemple, dans des plans d’eau proches d’une cité, dès l’instant où la sélection opérée par les rapaces s’atténue, les canards domestiques s’imposent avec une telle violence qu’ils évincent les canards sauvages.

Le même phénomène se produit chez les êtres civilisés, et les hommes sont soumis aujourd’hui à une involution identique. Quiconque ouvre les yeux découvre les signes d’une régression dans tous les domaines de la civilisation humaine ; dans tous les domaines sans exception. Quand on approche une flamme d’une œuvre d’art modelée en cire, les extrémités les plus fines sont les premières à fondre. De même, le propre de l’involution est de faire disparaître en premier les produits les plus subtils de la création organique. Donc, des trois propriétés du génie humain – le savoir, le talent, la volonté –, c’est la volonté, l’éthique, qui fond d’abord.

Nous assistons aujourd’hui à un affaiblissement, sinon un avachissement, des valeurs morales. Dans les affaires publiques, qui demande encore : « Untel est-il ou non un honnête homme ? » De toute façon, la réponse n’intéresserait personne. Or, le jugement moral et le sens esthétique sont très proches l’un de l’autre. Avec le sens du bien et du mal, disparaît la faculté de discerner le beau et le laid.

Notre monde s’enlaidit. De belles maisons anciennes font place à des immeubles préfabriqués qui évoquent des écuries, des forêts sont mutilées par et pour la construction d’autoroutes. Je soupçonne parfois les responsables de cette involution d’éprouver une joie satanique quand ils fabriquent cette laideur, quand ils saccagent cette beauté.

Jusqu’ici, la science a été moins touchée par cet affaiblissement des valeurs. Mais on peut déjà percevoir certains symptômes angoissants. Par exemple, seules la physique et la chimie sont cataloguées big science – et cela uniquement parce qu’il s’agit de sciences directement applicables.

Applicables à quoi ? Qu’est-ce qui pousse l’humanité à quitter sa direction ascendante et à se soumettre à une sélection unilatérale ? Une seule réponse à ces deux questions : l’humanité consacre toutes ses forces à concourir contre elle-même ? Et l’on appelle cela le progrès !

L’homme a appris à dominer son environnement non vivant, à scinder l’atome, etc. Mais, parallèlement, il a désappris le contact avec le monde vivant. Il s’est habitué à des formes de pensée qui ne conviennent qu’à des objets créés par la technique. J’appelle ce mode de raisonnement la « pensée technomorphe ».

Les théories de Hans Sedlmaier rejoignent cette conclusion : selon lui, une humanité grisée par ses succès techniques et sa puissance traite de la même manière toutes les créatures, vivantes ou non, en négligeant toute réflexion d’ordre éthique, en trahissant un manque incroyable de morale. Mais les créatures vivantes ne tolèrent pas d’être traitées ainsi : elles se métamorphosent en choses mortes, elles trépassent. Leur exploitation amorale est donc à la fois criminelle et stupide.

Et nous voilà au cœur du cercle vicieux : l’humanité est incapable de percevoir des valeurs qui ne contribuent pas à l’augmentation de sa puissance et, comme chacun veut davantage de puissance, c’est-à-dire d’argent, il y a concurrence.

Le principe de cette concurrence se développe avec une autonomie effarante. Telle une tumeur cancéreuse, il ronge tous les secteurs de l’activité humaine, du travail aux loisirs, de la construction automobile à l’élevage des chiens de luxe, en passant par la mode, où il est simplement délirant. Dans le domaine de l’économie, la concurrence n’est même plus un principe : c’est une idéologie, une religion mondiale.

En soi, pourtant, la concurrence n’est pas condamnable, et la sélection naturelle, avec toutes ses forces créatrices, en découle. Quand des êtres vivants concourent, ils risquent de se mettre aux enchères d’une manière désavantageuse pour eux. La ramure des cerfs, par exemple, sert exclusivement à la concurrence sexuelle entre les mâles. On peut en dire autant des organes de parade chez divers oiseaux. Mais si cette concurrence ne conduit pas à la ruine de l’espèce, c’est parce que d’autres facteurs interviennent : en dépit de ses succès dans la compétition sexuelle, un cerf aux bois trop développés n’aurait pas de descendants car il resterait accroché aux branches et mourrait de faim ; de même, un oiseau au plumage trop lourd ne pourrait plus voler. Sur le plan supérieur des civilisations humaines, les conséquences de la concurrence entre deux systèmes sont différentes de celles de la concurrence au sein d’un seul et même système – tout comme la sélection entre espèces différentes et à l’intérieur d’une seule espèce n’aboutit pas au même résultat, chez les animaux.

Chez l’homme, tant que la sélection et la nécessité de s’adapter sont dues à la présence d’une civilisation étrangère (et à fortiori, ennemie), la situation est favorable ; on peut même admettre que l’évolution rapide de l’humanité s’explique en grande partie par la concurrence entre systèmes antagonistes. Mais aujourd’hui, cette sélection créative n’existe plus. Les peuples de la Terre n’ont plus qu’une seule civilisation. Leur outil est la technique, et toute technique se fonde sur les sciences naturelles, la physique, la chimie et les mathématiques qui sont les mêmes pour tout le monde.

Chaque fois que l’histoire relate le déclin d’une civilisation humaine, on découvre une autre civilisation montante, prête à prendre la relève de la précédente. Or, pour la première fois dans notre histoire, il n’y a pas possibilité de substitution. En continuant à se faire concurrence à elle-même, c’est l’humanité tout entière qui régresse.

Les œuvres d’art et les monuments ne se vengent pas quand le vandalisme technocratique s’en prend à eux. Mais les systèmes vivants se vengent : la nature organique fait la grève quand la pensée technomorphe l’exploite brutalement. Il nous reste seulement à espérer que l’inévitable se produise assez lentement pour que les idéologues les plus bornés de la croissance économique comprennent leur bêtise.

Car l’idée d’un proche déclin de la civilisation humaine n’est pas le monopole des « protecteurs hystériques de l’environnement », comme nous surnomment les économistes, des esthètes et des moralistes sentimentaux. Les technologues du M.I.T. ont prouvé froidement que, si notre croissance économique continue au rythme actuel, le système écologique de la planète s’effondrera dans quelques dizaines d’années.

Pour les économistes, la pensée technomorphe et l’idéologie de la croissance sont devenues une mystique. C’est pourquoi, lorsqu’on fait allusion à l’inévitable craquement de l’expansion, leurs réponses sont aussi pathétiques et illogiques que des professions de foi. « Toute marche arrière, nous disent-ils, se paierait par des souffrances indicibles, par un chômage massif. Nous connaitrions la faim, la maladie, la régression culturelle. Même un simple temps d’arrêt, comme on le préconise souvent aujourd’hui, aurait des conséquences effroyables. Toute interruption du progrès signifierait misère des masses et effondrement de l’économie. »

Mais si ces catastrophes doivent se produire, elles seront d’autant plus épouvantables que l’humanité se sera cramponnée au prétendu progrès jusqu’au dernier moment, qu’elle sera donc prise de court.

« Time is money… » Au nom de cette doctrine, les promoteurs sont en train de bouleverser le pays que je connais le mieux puisque c’est le mien : l’Autriche. Quand on se rend de Hongrie dans le Burgenland, on a l’impression de quitter un pays hautement civilisé pour une région barbare. En Hongrie, on voit encore dans chaque village de charmantes maisons baroques toutes simples, des parterres de fleurs le long des routes ; le gouvernement offre des primes aux plus belles décorations florales. Dans le Burgenland, par contre, les belles demeures d’autrefois sont délabrées ou condamnées à être rasées ; les cultivateurs qui ont de l’argent construisent de nouvelles maisons en béton. Les Hongrois en feraient peut-être autant s’ils étaient riches…

Où en est-on ailleurs, aux États-Unis par exemple, qui ont généralement plusieurs années d’avance (en bien comme en mal) sur le reste de la civilisation occidentale ? C’est aux États-Unis que l’idéologie de l’expansion a donné ses fruits les plus généreux. Nulle part ailleurs on a gâché tant de glèbe en construisant de manière aussi insensée, nulle part on a rasé tant de forêts, nulle part on a empoisonné tant de cours d’eau, nulle part l’oubli des valeurs éthiques et esthétiques n’a fait autant de ravages. Mais l’Amérique est aussi le pays où ont été lancés les premiers avertissements, où le mot écologie est aussitôt entré dans le vocabulaire courant, où l’opinion publique a réagi, où l’on a rendu leur équilibre écologique à certains fleuves, à certains lacs, où le temps du gaspillage risque d’être bientôt révolu, où le nouveau slogan à la mode est : « Sauvez un watt ! »

Pour la première fois, un pays n’envisage plus l’accroissement de la consommation comme une vertu ni comme une fatalité. C’est une lueur d’espoir. Mais ce n’est qu’une lueur.

Konrad Lorenz

(Traduction de M. Langer)

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