Le citoyen au coeur de la résilience.
Résumé de l’épisode précédent:
Bien que tous les voyants climatiques soient au rouge, que les ressources s’épuisent, que les crises s’amplifient, tout se passe comme si nous essayions d’occulter, consciemment ou inconsciemment, que le monde s’enfonce peu à peu dans un état d’urgence permanent, dans lequel on sait que la démocratie sera bafouée.
Mais tout n’est pas perdu. Si l’on n’a pas toujours réussi à influer par le haut sur les nations ou le monde, il reste réaliste d’agir à l’échelle locale ou à l’échelle de territoires partageant des communs. De l’éco-hameau jusqu’aux bio-régions, en passant par le jardin partagé ou la salle associative, nous voyons que des groupes motivés arrivent à construire des enclaves écologiques et citoyennes, sur des principes de démocratie directe, capables de mieux résister à l’effondrement en cours. L’utopie voulant que ces enclaves s’interconnectent un jour afin de proposer des visions macro-territoriales.
Prendre et distribuer le pouvoir local
Agir dans le secteur associatif ou professionnel permet de créer un début de tissu résilient. C’est la voie la plus facile pour relier un ensemble d’acteurs motivés dans l’action directe, mais elle permet rarement de pousser une politique systémique sur un territoire important. En revanche, un collectif d’associations, regroupé dans un quartier, une rue, une résidence, un tiers lieu, un éco-hameau, une vallée, par exemple, possède déjà un poids politique plus important, car capable d’influer sur les autorités locales.
Démocratie représentative ou démocratie directe ?
Prendre le pouvoir par l’élection municipale est toujours une bonne opportunité de changement local malgré de nombreuses limites. Bien que ce soit une tâche de plus en plus ingrate, elle peut aboutir à des résultats lorsque des équipes motivées sont capables de concilier les échéances électorales courtes avec des projets systémiques ayant un impact positif. Il y a cependant un écueil lorsqu’on veut y intégrer une gestion réellement démocratique, c’est que cette gestion consomme un temps considérable: il faut informer les citoyens avec un niveau de vulgarisation suffisant, les amener à participer, les former techniquement et juridiquement à certaines thématiques, les accompagner dans la connaissance des indicateurs et enjeux territoriaux, puis organiser des dispositifs de consultation pour amener leur parole et leurs choix jusqu’à l’acte décisionnel. Mais le temps est précieux devant les grandes crises qui se précisent. Il n’est pas certain que le modèle représentatif traditionnel ne soit pas plus « rentable » pour certains changements radicaux.
Prenons un exemple comme la décision de piétonisation d’une rue, ou de la sanctuarisation d’un espace vert en zone inconstructible. En mode « représentatif », un conseil municipal pourra acter en quelques mois, mais au risque qu’une nouvelle équipe d’un mandat suivant remette en question la décision. En revanche, en mode « démocratie directe », la décision issue d’un vote citoyen ne sera pas facilement remise en cause par une éventuelle nouvelle équipe, mais peut prendre deux années pour être actée.
La taille importe
L’expérience montre que la taille et la densité du territoire à gérer influe directement sur les possibilités de démocratie réelle. Il est immensément plus facile d’implémenter démocratiquement un changement important sur un petit territoire peu peuplé et socialement homogène que sur une population urbaine importante et diversifiée. Lorsqu’il n’y a pas de possibilité de contact réel entre décideurs, opérateurs et citoyens, le système d’administration ne peut être que technocratique, ce qui oblige à une hiérarchisation détaillée du pouvoir, donc à une centralisation, à un modèle pyramidal.
Or, un citoyen ne peut pas s’impliquer efficacement ou durablement dans des causes communes s’il ne fréquente pas les décideurs et les opérateurs. Les petites communes sont donc privilégiées pour la démocratie directe. En espace urbain, la taille du quartier, la dizaine de milliers d’habitants grand maximum, pourrait être une échelle raisonnable pour implémenter un début de démocratie réelle, malheureusement, en France, aucune autonomie décisionnelle ne peut encore légalement s’opérer à cette échelle. On ne pourra créer de la démocratie directe que si l’on réduit la taille des unités territoriales, à l’inverse de ce qui s’est fait dans les dernières décennies (regroupement de quartiers, de communes, de régions). Si les découpages n’évoluent pas en ce sens, cela sera aux citoyens de rescinder les territoires en entités cohérentes, sur des structures associatives.
Les réfractaires
Certains territoires particuliers sont inaccessibles au changement par les voies traditionnelles dans le système électif actuel. Le clientélisme y est roi, avec une telle emprise économique, administrative et sociale, que les clans décisionnels se renouvellent naturellement dans les mêmes familles, les mêmes modèles politiques, les mêmes réseaux économiques protecteurs.
Dans ces zones verrouillées, le changement ne peut s’effectuer qu’en doublant les mécanismes économiques, culturels et sociaux, notamment par des stratégies d’auto-organisation associative, rendant caducs ou inopérants les systèmes traditionnels. C’est la stratégie du contournement. Cette stratégie oblige à rechercher une grande autonomie financière, ce qui construit un modèle extrêmement libre et résilient, à l’inverse des modèles subventionnés, vassalisés et liés aux temporalités des mandats.
La démocratie réelle en application
En France, les différentes expériences de démocratie réelle que nous voyons émerger depuis deux décennies sont issues de toutes petites communes. On y voit toutes sortes de modèles, de la liste élue autour d’une tête de liste qui sera maire et mettra en place des instances participatives, jusqu’à un modèle très horizontal: la liste citoyenne, même dotée d’une tête de liste, est élue sans maire désigné, la désignation réelle se faisant démocratiquement après l’élection, avec éventuellement changement régulier du maire pendant le mandat. Les possibilités d’intervention citoyennes sont de tout ordre: du budget participatif (souvent partiel), des commissions citoyennes, des consultations citoyennes généralistes jusqu’aux possibilités de proposition ou même d’établissement collectif d’une politique générale. Toutes utilisent des outils informatiques de gestion et de communication, dont certains logiciels dédiés à la démocratie directe.
L’émergence des listes citoyennes
Les listes citoyennes se sont multipliées aux élections municipales françaises de 2020, avec près de 400 listes en piste. La majorité de ces listes ne s’est pas appuyée sur des partis, mais sur des programmes à grande dominante écologique et citoyenne, intégrant des possibilités de démocratie directe. Une soixantaine de ces listes ont été élues. Leur fonctionnement peut être basé sur des éthiques précises, comme le propose une des chartes disponible sur le « marché des outils de démocratie directe » ou construit in-situ en fonction des motivations des collectifs originels.
Voici quelques communes utilisant la démocratie directe. Les liens donnent accès à des textes fondateurs de ces dispositifs, et qui en expliquent la genèse et l’originalité.
Trémargat (Côtes-d’Armor),
https://tremargat.fr/municipalite.html
Hanches (Eure-et-Loir) https://hanches-citoyen.org/
Vaour (Tarn) https://vaour.fr/petit-historique-liste-citoyenne/
Castanet Tolosan (Haute-Garonne) https://www.castanet-tolosan.fr/citoyenne/presentation-de-la-democratie-participative/les-instances-de-la-democratie-participative-791.html
Kingersheim (Haut-Rhin)
https://www.ville-kingersheim.fr/Democratie/Les-Etats-Generaux-Permanents-de-la-Democratie-EGPD/Les-conseils-participatifs
Ungersheim (Haut-Rhin)
https://www.mairie-ungersheim.fr/la-commune/les-commissions-participatives/
Grande Synthe (Nord),
https://www.ville-grande-synthe.fr/ville-participative/engagement-citoyen/
et bien d’autres encore.
En observant ces communes, dans lesquelles tout le monde peut se connaitre facilement, il apparait que le facteur humain est une clé de réussite essentielle pour accompagner le processus démocratique.
Par où commencer ?
Pour des élections communales, une liste citoyenne ne s’improvise pas au dernier moment, et doit s’appuyer sur un socle humain préalable, utilisant déjà des principes participatifs. Prenons l’exemple de la liste citoyenne de Chambéry, qui a commencé ses travaux de démocratie directe en 2017 pour finalement être élue en 2020. Il est également possible de se faire aider par des mouvements dédiés à la démocratie directe. En effet, plusieurs initiatives associatives ou privées, se sont montées en France dans ces dernières années pour accompagner des collectifs vers une candidature de ce genre. Mais monter un collectif et être élu ne suffit pas. La réussite d’un projet politique citoyen reposera sur le désir et l’aptitude de la population à participer à des débats. C’est là que sont les grandes difficultés.
Restaurer des possibilités de dialogue de visu.
Après plus de 10 ans de réseaux sociaux qui nous ont non seulement désocialisé mais également désactivé de la possibilité démocratique*(Voir l’article « comment les réseaux sociaux détruisent la société » ), après une pandémie qui a réduit nos rencontres et nos déplacements, la première étape est de restaurer la possibilité d’un débat efficace entre les citoyens. Le défi est d’être ouvert à la parole de l’autre, de comprendre sa complexité, et d’enclencher un processus de réflexion personnel qui permette de redevenir émetteur. A ce moment-là, nous pouvons retrouver un sens critique, et redevenir des acteurs de la cité.
Il faut pour cela reconstruire un contact tangible entre les citoyens, en les exfiltrant de tout écran, à toute occasion, même pour des temps courts. Chaque possibilité de rencontre en chair et en os est à prendre. Tout événement qui concerne nos sens -arts et culture, nature, sport, patrimoine, loisirs, solidarité, activisme, formations- est le support idéal de cette réhabilitation physiologique et cognitive, afin que la perception de l’autre, de la communauté, soit maximale.
Mieux, pour retrouver des moments de convivialité réelle dans des événements publics, il sera souvent nécessaire d’avoir le courage d’interdire ou d’inactiver tout média numérique individuel connecté, les seuls médias autorisés servant à la captation à fin d’archive. En quittant les réseaux, nous ne serons plus poussé vers la division, la catégorisation et la haine ( Tim Kendall, ex-directeur des algorithmes d’engagement chez Facebook, 2020: « Pour faire plus de profits, nous poussons près de trois milliards d’utilisateurs à la division, au tribalisme et à la haine »). Désarmer le numérique permettra de comprendre à nouveau l’intérêt de la chaleur humaine, l’intérêt de la construction individuelle de la culture, l’intérêt du partage de particularismes collectifs dans une relation commune à un territoire particulier, du local au global.
Restaurer le savoir-faire du débat.
Quant au débat, à la tenue des débats, il est nécessaire de réapprendre (boomers) ou d’apprendre (millénials) des formes anciennes de rhétorique qui ont fait leur preuves, mais aussi de nouvelles formes d’organisation de débat, très usitées depuis une quinzaine d’années dans les milieux appliquant la démocratie directe, dont de très nombreuses organisations d’activisme écologique ou social. Ces méthodes sont à la fois basées sur un fonctionnement horizontal et égalitaire, mais également sur des techniques précises de gestion de la parole.
Lorsque la convivialité sera revenue, lorsque le désir de démocratie réelle sera acté par un savoir-faire en application, il sera possible de passer à l’étape suivante, la connaissance du territoire, préalable à toute proposition et toute décision.
Décrire le territoire
On ne peut pas faire de démocratie directe avec des citoyens ne connaissant pas les enjeux, les ressources et les lacunes territoriales. Mettre en place des outils d’observation, d’analyse et de vulgarisation des données locales est indispensable. Dans les petites communes, cette information circule naturellement, ou bien se retrouve facilement. C’est pour les villes et les plus grands territoires qu’il faut concevoir une stratégie particulière, qui peut également être participative: la connaissance des indicateurs territoriaux peut être menée à l’échelle citoyenne, par la mise en place d’un réseau de contributeurs consacrés à leur détection, leur analyse, et leur vulgarisation.
Se spécialiser
Chaque citoyen a des affinités avec certains domaines plus que d’autres, pour toutes sortes de raisons. Un des mécanismes de la réussite d’un processus participatif est d’amener le citoyen volontaire à devenir suffisamment savant sur un ou plusieurs domaines conjoints, dans l’objectif de pouvoir devenir acteur ou référent au sein d’un système décisionnel ou informatif collectif. Les milieux associatifs, éducatifs, médiatiques ou scientifiques intègrent souvent des personnalités de ce genre, hors du champ politique traditionnel, et hors du champ économique.
Créer un corpus de citoyens-veilleurs, de citoyens-experts et de citoyens-médiateurs dans chaque thématique.
Plus le territoire est grand, plus les données sont complexes et nécessitent une approche dédiée et temps réel. Un réseau citoyen pourrait se fonder en trois corps:
-les citoyens-veilleurs, observateurs de terrain. Ils organisent la récolte et la diffusion des données brutes, vers un autre corps, les citoyens-experts.
-les citoyens-experts, analysent et commentent les données, font émerger des problématiques, modélisent des prospectives d’évolution dans la crise climatique et la crise des ressources.
-ce sont ensuite des citoyens-médiateurs qui vulgarisent et diffusent les synthèses et leurs enjeux vers les documentations publiques, vers les espaces de médiatisation et de débat.
Il est tout-à-fait envisageable que ces citoyens soient rémunérés, sous des conditions précises de désignation, de compétences, d’éthique, mais aussi de révocabilité par des processus démocratiques.
Vulgariser les données du territoire
La réussite du processus participatif est liée à la qualité de la vulgarisation et à la qualité de la médiatisation.
Les données brutes, les synthèses, les analyses et leur vulgarisation pourraient se voir en ligne sur un portail dédié, et sur toutes sortes de médias. De plus, dans le cas de grandes densité de population, les données vulgarisées pourraient également se voir physiquement dans des Maisons du Territoire à vocation didactique: une exposition des indicateurs temps réel, accompagnée de médias pédagogiques sur leurs enjeux climatiques, économiques et sociétaux, dans les différents secteurs étudiés. Ces espaces seraient également dédiés à la visite des scolaires et universitaires, pouvant éventuellement être co-créés avec les établissements éducatifs. Il n’y a pas d’âge pour réintégrer la jeunesse dans la conscience collective de la Polis.
Ces lieux, réels et en ligne, peuvent être complémentés par des espaces de débat et de proposition, permettant de débattre des enjeux, des évolutions, des problématiques ou de tout type de suggestion issue du champ citoyen.
Les thématiques prioritaires pour la résilience d’un territoire
Chaque territoire a ses fragilités particulières en temps de crise, mais on peut distinguer deux volets principaux: les ressources, celles produites et consommées par le territoire, mais aussi, à part égale, le lien social, directement lié à la santé psychique d’une population sous contrainte.
Dans la décroissance inévitable de nos ressources, la priorité va à la résilience de ressources qui permettent de garder une cohésion sociale minimale: l’eau, l’alimentation, l’énergie, la santé, puis tous les autres secteurs. En alimentation, la plupart des grandes villes (en France) ont une autonomie extrêmement faible, inférieure à 5%, voire 2% pour les très grandes conurbations, et sont totalement dépendantes de circuits longs nationaux et internationaux. Ce sont les circuits les premiers affectés en temps de crise. Les zones rurales sont incomparablement mieux loties.
Pour le lien social, la santé sociale du territoire, il faut identifier puis monitorer de façon permanente les zones ayant besoin d’attentions particulières, afin de pouvoir les traiter rapidement avec des solutions circonstancielles, puis les transformer démocratiquement par des solutions systémiques. Cela signifie une attention particulière au processus démocratique et à son maillage citoyen. En dehors du traitement social lié à la pauvreté ou à l’exclusion, il sera essentiel de recomposer la part culturelle du lien social, afin de lutter contre les peurs et les irrationalités collectives. La culture, les événements culturels, seront au centre de cette politique de résilience psychique.
Nous n’avons plus le choix
Face aux crises simultanées du climat et des ressources, qui ne sont connues que superficiellement par le grand public, nous n’avons que la démocratie réelle pour réguler pacifiquement la nécessaire décroissance de la consommation. Nous n’avons que la concertation citoyenne pour organiser sans violence les changements systémiques auxquels nous ne pouvons pas échapper. Nous n’avons que l’action locale pour voir un changement s’opérer avec rapidité. Nous n’avons que nos sens, notre intelligence collective et notre culture pour faire face à l’aveuglement mortifère du système que nous avons laissé proliférer et dont nous avons tous profité. Et nous n’avons que très peu de temps.
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Pour aller plus loin
Comment des collectifs se regroupent en 2021 autour de luttes locales, sur Blast
Ecofascime ou Ecodemocratie, Latouche, 2005
Méthodes et retours d’expériences de démocratie directe en France