Au début de ma vie d’adulte j’ai acquis le titre de docteur. Docteur ès Sciences, pas médecin, c’est pourquoi depuis le début de l’épidémie je me suis peu exprimé sur le sujet, simplement fin mars pour dire à quel point l’approche scientifique pouvait différer de l’approche médicale (à propos de l’utilisation de la chloroquine). Il y a des docteurs en médecine qui sont aussi des scientifiques, c’est pourquoi le Sauvage a publié le billet d’un des plus éminents d’entre eux le 9 avril. Depuis il y a eu la fin du confinement obligatoire et, avec l’annonce d’un possible retour, l’obligation du masque de plus en plus généralisée. Des amis, la publication de plusieurs pétitions en cours et ma propre curiosité stimulée par mon statut de malade potentiel à haut risque m’ont amené à faire le point. Aujourd’hui je vous parlerai de ce que j’ai compris sur la dangerosité de l’épidémie.
Pourquoi tant d’émoi, l’économie en souffrance (manques à gagner, licenciements, chômage), les privations de liberté, est-ce justifié par la gravité de la situation ? Plusieurs journalistes ou essayistes écrivent qu’il n’y aurait pas de différence avec la grippe annuelle. Ce n’est pourtant pas le cas.
Première différence : le coronavirus tue plus que la grippe saisonnière.
La seule statistique qui ne devrait pas prêter à polémique est celle de la surmortalité, obtenue en comparant les chiffres de 2020 à ceux des deux années précédentes. Sur la figure 1, on voit qu’une bonne partie du pays n’est pas touchée
Sur la figure 2, on peut voir clairement une surmortalité en France de mi-mars à fin avril. En mai on pouvait estimer l’augmentation de mortalité en France de 33 % par rapport aux années précédentes
Le confinement ayant eu lieu du 17 mars au 11 mai, certains sites suggèrent que la surmortalité est due au confinement obligatoire (il est probable que certaines personnes ont alors été affectées par le manque de soins, indépendamment de la Covid-19 mais on ne sait pas combien). Cependant la surmortalité n’est pas due au confinement, pour deux raisons. D’abord si c’était le cas, la carte de France en figure 1 serait plus homogène alors que les zones de surmortalité correspondent bien aux régions les plus touchées par la contagion et que presque tout l’ouest du pays est indemne. Ensuite à l’opposé nous avons l’expérience d’un pays européen qui n’a pas adopté le confinement obligatoire, la Suède, et sa surmortalité est du même ordre que celle de la France alors que les autres pays scandinaves et l’Allemagne ont fait bien mieux (zéro surmortalité en Norvège).1
Une pétition sur le site mesopinions s’insurge contre l’obligation d’éviter une mortalité relativement modeste en demandant « 70 000 morts par an rien qu’en France à cause du tabagisme ? Pourquoi donc ne pas interdire la vente de tabac ? ». Le même raisonnement est formulé dans la pétition pour l’alcool et l’automobile. Cette question ne résiste pas à l’examen. Personne ne prend du plaisir à contracter la Covid-19 et cette maladie n’offre aucun des plaisirs du tabac ou de l’alcool ni les avantages de l’automobile. Celles et ceux qui revendiquent le droit d’attraper la maladie au nom de leur liberté n’engagent pas que leur santé mais aussi celle des autres : ça change tout ! C’est pour ne pas interférer avec la santé d’autrui que l’on a multiplié les interdictions aux fumeurs pendant les dernières années.
Est-ce si grave de perdre quelques mois de vie ? Est-ce hors sujet ?
Il est maintenant bien connu que ce sont surtout les vieilles personnes qui meurent de la Covid-19 (fig. 3).
Je me permets d’aborder le sujet de la mort, tabou dans la culture humaniste dominante, parce que j’y pense assez souvent, étant moi-même proche du terme de mon existence (selon l’expression pudique consacrée). Avant la Covid-19, l’appartenance à une catégorie socio-professionnelle privilégiée me permettait d’espérer 4 années de survie, avec prothèse médicamenteuse ; ce délai est statistiquement abrégé par la pandémie. Jean-Marc Jancovici, qui n’a pas l’excuse d’être aussi âgé que moi, s’est singularisé en préconisant dans un entretien publié en 2019 par la revue Socialter de ne pas s’acharner à maintenir des personnes âgées en mauvaise santé. Cela a un sens si l’on prend en considération les progrès d’une médecine de plus en plus coûteuse et aussi si l’on adhère aux projections du rapport Meadows et aux divers avertissements des scientifiques sur le climat (voir par exemple les auteurs cités dans cet article). Pour un humaniste féliciste comme Laurent Alexandre, c’est scandaleux et ça lui fournit une occasion de pourfendre l’écologie politique. Il faut dire que les fascistes du XXe siècle ont fortement dévalorisé la notion de mort (je pense en écrivant ces mots au slogan des phalanges franquistes Viva la muerte) mais d’un autre côté l’humanisme intégriste de nos jours menace sévèrement toute l’espèce humaine.
Un biologiste peut voir la mort comme une conquête de la vie, qui lui a facilité l’évolution, plutôt que comme un mal absolu. Ceci dit, je n’aurai pas le stoïcisme d’Ivan Illich, qui pour rester fidèle à ses convictions, s’est laissé manger la face par un cancer et je prendrai probablement mes médicaments jusqu’au bout. Cela ne m’empêche pas de me demander si les quelques mois de survie que l’on m’a préservé avec le confinement n’ont pas été trop cher payés par les jeunes générations, qui vont devoir éponger notre gabegie dans l’utilisation de la planète.
Deuxième différence : les séquelles
Les quelques lignes qui précèdent n’évoquent que les issues fatales mais celles et ceux qui ont rencontré le virus et qui « vont mieux » ne sont pas tirées d’affaire pour autant. Si vous n’avez pas peur de plonger dans un accès de déprime, faites une recherche sur internet avec les mots Covid et séquelles, ou mieux si vous pratiquez l’anglais sequelae.
Je ne vous recopie pas tout ce qui peut arriver pour épargner mon moral, en bref le virus attaque les poumons mais aussi les reins, les vaisseaux sanguins, le système nerveux… Un peu de biologie pour éclairer une toute petite partie du problème : les virus sont des êtres vivants parasites, ce qui n’est pas facile à comprendre si l’on croit la biologie moléculaire qui nous enseigne qu’ils sont apparus sur Terre avant les autres microbes. Ils pénètrent dans nos cellules pour avoir accès à nos acides nucléiques et nos protéines, dont ils vont utiliser la machinerie pour se reproduire en nombre. Une des façons qu’a notre système immunitaire pour lutter contre eux est de tuer les cellules infestées. Certains de nos lymphocytes vont avoir à reconnaitre les traces moléculaires laissées à la surface des cellules par l’entrée des virus en même temps qu’un marqueur qui nous est propre (le complexe majeur d’histocompatibilité de classe I ou CMH l, pour celles et ceux qui ont eu des cours d’immunologie et s’en souviennent). La sélection naturelle, qui a fait ce que nous sommes à partir de nos ancêtres, a privé certains neurones de CMH I. Nos ancêtres qui ont gardé des virus dans ces neurones ont eu plus de descendants que ceux qui se sont passés de neurones. C’est comme cela que j’ai eu le désagrément l’an dernier de subir un zona, causé par le réveil de virus d’une varicelle contractée il y a plus d’un demi-siècle. On ne se débarrasse pas d’un virus comme d’une bactérie, d’ailleurs notre ADN au cours des millénaires, a intégré des morceaux de virus qui n’ont pas été éliminés dans la mesure où ils ne nous empêchaient pas de nous reproduire.
(À suivre)
Ghislain Nicaise
PS. Merci aux vrais spécialistes de communiquer leurs critiques au Sauvage
1. Note ajoutée le 25 août 2020 : le nombre de morts de la Covid-19 par million d’habitants en Suède serait de 571 contre 456 pour la France (chiffres Johns Hopkins). Cependant l’évaluation du nombre de morts dus précisément à la Covid-19 est sujette à erreur et selon les pays ne s’appuie pas sur les mêmes données (par exemple la Belgique est largement en tête du classement alors qu’il est probable que l’épidémie n’a pas frappé tellement plus fort que dans les pays voisins).