Par Thierry Caminel
Nous y sommes. Coronavirus renforce ce que de plus en plus d’économistes pensent: le monde risque d’entrer en récession en 2020, c’est à dire que le PIB –produit intérieur brut, l’indicateur clef de l’économie – va baisser. Déjà les raisons ne manquaient pas : protectionnisme, Brexit, endettement privé et public, bulles spéculatives prêtes à exploser, augmentation des taux d’intérêt, tensions géopolitiques et géologiques sur l’approvisionnement énergétique, faiblesse structurelle des banques centrales et privées, … . Coronavirus nous rappelle en plus combien notre monde est sensible à la moindre perturbation qui affecte le déplacement des personnes et des biens.
Pour tous, c’est une très mauvaise nouvelle, un risque majeur qu’il faut absolument éviter, car récession a toujours été synonyme de montée du chômage, recul des services publics, augmentation de la précarité, pour ne citer que ces conséquences. Personne n’a envie de revivre les situations de 1929 dans le monde industriel, de 1998 en Argentine, ou de 2008 en Grèce.
D’autant plus que cette récession pourrait être sévère. La croissance mondiale moyenne diminue structurellement en effet d’année après année, tandis que le système financier n’a pas encore récupéré de la crise de 2008. Le prix du pétrole – cause des récessions de 1973, 1979 et 2008 – n’a jamais été aussi volatil, en partie du fait de la faiblesse de la production mondiale, en hausse seulement dans quelques pays – mais pour combien de temps ?
Mais cette récession pourrait être une bonne nouvelle pour la Planète, et en particulier pour le climat. On le voit avec Coronavirus, qui provoque une baisse significative des émissions de CO2 et de la pollution. Il est possible que cette épidémie sauve des vies !
Plus généralement, les récessions passées ont été les seuls moments où les émissions de CO2 ont baissé, et il est fort probable que ça sera la même chose pour les prochaines. La raison en est qu’une récession est, par définition, une baisse de l’activité économique (mesurée par le PIB), et qu’il y a un couplage entre, d’une part, activité économique et consommation énergétique, et d’autre part entre consommation d’énergie et émissions de CO2. Typiquement, depuis 50 ans pour chaque variation de 1% du PIB mondial, il y a une variation de 0.7% des émissions de CO2. Certes, les économistes et hommes politiques rêvent d’une « croissance verte », c’est-à-dire d’un découplage entre consommation d’énergie et activité économique, mais on n’en a jamais vu la couleur au niveau mondial (car un pays peut améliorer son intensité énergétique en important des biens plutôt que les fabriquer) .
En fait, une récession mondiale est sans doute le seul espoir que nous ayons pour voir baisser les émissions de CO2 à un niveau compatible avec une stabilisation du climat à + 2°C. Il ne faut en effet pas compter sur la volonté des USA, de l’Inde ou de la Chine pour y arriver ni sur les promesses des pays européens, toujours à la recherche de plus de croissance pour maintenir nos modes de vie destructeurs. Il ne faut pas non plus compter sur le progrès technique, qui n’a jusqu’ici pas tenu ses promesses pour améliorer la situation. Les facteurs qui limitent son impact pour la lutte contre le réchauffement climatique sont toujours là, tels que l’effet rebond, la quantité d’énergie toujours croissante pour extraire des matériaux ou fabriquer des objets technologiques, les limites du recyclage, l’acceptabilité sociale au changement, le financement, le coût environnemental des activités de services, etc.
Plus vite et plus forte donc sera la baisse de l’activité économique mondiale, plus fortes seront nos chances d’éviter un emballement catastrophique du réchauffement climatique.
Certes, il eût mieux valu que le Monde prenne une autre direction, par exemple après le rapport Meadows en 1972 sur les limites de la croissance. Il eût été préférable qu’on écoute les décroissants, qu’on développe une vision de la prospérité qui ne soit pas basée sur le pouvoir d’achat et la croissance du PIB, qu’on réduise les inégalités dans le monde, qu’on sorte des énergies fossiles. On aurait mieux fait de limiter le libre-échange et la financiarisation de l’économie, et d’intégrer le coût réel des externalités écologiques de nos activités productrices.
Mais on ne l’a pas fait, et il n’est plus temps de changer démocratiquement le système partout dans le monde, ou de trouver des solutions technologiques. Pour citer Churchill, ” le temps de la procrastination, des demi-mesures, de l’apaisement des craintes, des expédients déconcertants et des délais touche à sa fin. Nous voici à l’aube d’une période de conséquences” . Face à l’urgence climatique, les récessions vont nous obliger à agir réellement pour le climat, enfin.
Soyons clairs : les risques que des récessions conduisent à des crises sociales majeures et à des régimes autoritaires sont très forts. En particulier, partout dans le monde, des partis d’extrême droite et des élites sans scrupules sont en embuscade, utilisant la démagogie et la désignation de boucs émissaires pour pousser leur pions.
Mais d’un autre côté, les récessions sont inévitables, et elles sont requises pour éviter une catastrophe climatique.
Comment faire pour sortir de cette situation ?
La solution est l’écologie politique. Elle seule peut développer un imaginaire susceptible d’être suivi par le plus grand nombre, permettant à l’inévitable crise économique et financière de devenir la matrice d’une nouvelle société écologique décroissante.
Et de fait, beaucoup des mesures pour rendre les récessions acceptables, et déjà mises en œuvre dans des crises passées, sont, ou ont été, dans les programmes des partis écologistes : relocalisations, réduction du temps de travail, nouveaux indicateurs de richesse, monnaies locales, systèmes d’échanges locaux, économie sociale et solidaire, redistribution, rationnements pour contenir les inégalités face aux pénuries, transport doux, low-techs, …
Tous les partis politiques se targuent aujourd’hui d’être écologistes. Tant mieux. Mais les seuls qui le sont vraiment sont ceux qui reconnaissent qu’on ne peut pas compter sur un découplage PIB/CO2, c’est à dire que la baisse du PIB est à la fois nécessaire pour éviter une catastrophe climatique, et inévitable. Donc qui souhaitent la récession, une récession comprise et acceptée par les citoyens, accompagnée par les Etats pour en limiter les conséquences. La seule alternative à la barbarie.
Thierry Caminel
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Annexes :
- De nombreuses études montrent pourquoi il ne peut y avoir de découplage entre PIB et énergie ou CO2. Voir la récente étude Decoupling Debunked, publiée par l’European Environmental Bureau en 2019, pour une liste assez exhaustive.
- Voir aussi mes propres analyses .
- La courbe ci-dessous montre que la consommation énergétique mondiale continue d’augmenter proportionnellement au PIB. Il n’y a pas de début de découplage (chaque point correspond à une année). En particulier, on ne voit pas l’impact de l’informatique et de la supposée « dématérialisation de l’économie ». La courbe avec le CO2 est similaire (car l’électricité mondiale est toujours aussi carbonée).
PIB Mondial vs Consommation Mondiale, de 1965 à 2018. Source: JM Jancovici
- Les courbes ci-dessous montrent l’évolution comparée du PIB et de la consommation énergétique en Grèce, avant et pendant la crise. On y voit qu’il n’y a pas de découplage. Notez que les évolutions de CO2 ont baissé de même: les Grecs sont devenus très écolos du fait de la crise. Le même phénomène est arrivé en Espagne à la même époque, en URSS en 1989, et plus généralement lors de toutes les récessions.
- Un autre graphique (en log/log) sur la relation entre PIB par habitant et émissions de CO2 par habitant, cette fois pays par pays.
- Evolution mondiale du PIB, des émissions de CO2 et de la consommation énergétique. Notez les baisses simultanées en 1973, 1979 et 2008.
Source: J.M. Jancovici