Rationnement volontaire contre « abondance dévastatrice [1] » : l’exemple des CRAGs
Par Mathilde Szuba [2] et Luc Semal [3]
Résumé : Chaque acte de consommation ou presque génère une émission de gaz à effet de serre (GES). Dès lors, certains groupes préconisent un rationnement de la consommation. Ainsi, les CRAGs (Carbon Rationing Action Groups) forment un réseau de collectifs locaux œuvrant en Grande-Bretagne. Leurs membres se réunissent pour tenter de réduire ensemble leurs émissions individuelles de GES, en se soumettant à un rationnement volontaire. En analysant les discours et les pratiques de ces collectifs, les auteurs mettent en lumière une question : Jusqu’à quel point la mise en place de ces actions locales et se voulant a-politiques est-elle possible dans une « société de consommation » ?
En 2008 l’association britannique Oxfam a lancé une « Compétition Carbone » : un concours de la plus basse empreinte carbone. Les candidats ayant les trois plus faibles volumes d’émissions de gaz à effet de serre [4] (GES) ont été ensuite invités à rencontrer des élus des trois grands partis britanniques, ainsi que le secrétaire à l’environnement Hillary Benn, afin de leur faire part de leurs points de vue sur les politiques climatiques.
Un intérêt supplémentaire s’est porté sur ces gagnants lorsqu’il a été révélé que tous les trois faisaient partie du réseau des CRAGs.
Les CRAGs, Carbon Rationing Action Groups, forment un réseau de collectifs locaux dont les membres se réunissent pour tenter de réduire ensemble leurs émissions individuelles de GES, en se soumettant à un rationnement volontaire. Ils revendiquent un pragmatisme apolitique et se justifient en citant parfois le pic du pétrole, et toujours le changement climatique. Ce mouvement créé en 2005 en Grande-Bretagne est en progression et comporte aujourd’hui environ 600 membres inscrits, dans une trentaine de villes. [5] Bien que les craggers soient assez peu nombreux, leur démarche est relativement bien connue au sein des mouvements écologistes britanniques militant contre le changement climatique. Les CRAGs sont souvent cités par ces mouvements comme étant la preuve qu’il est dès aujourd’hui possible de réduire véritablement les émissions individuelles de GES.
Mais si le principe des CRAGs est celui d’un rationnement volontaire des émissions individuelles de carbone, il est à noter que ce principe leur a été directement inspiré par les projets britanniques de « carte carbone ». La carte carbone est un mécanisme de rationnement du carbone via des quotas individuels échangeables, [6] qui sont officiellement à l’étude en Grande-Bretagne depuis 1995 et susceptibles d’être un jour appliqués de façon obligatoire et systématique à tous les habitants du pays. Les craggers conçoivent généralement leur engagement comme un moyen de militer pour la mise en place d’une politique publique de rationnement de ce genre, malgré l’impopularité de cette perspective dans le reste de la population.
À l’heure où nos sociétés se définissent volontiers comme des sociétés de consommation, la perspective de la « mise en place de politiques publiques de rationnement » – en faveur desquelles militent les CRAGs – soulève de nombreuses questions. Puisque chaque acte de consommation ou presque implique une émission de GES, le rationnement des émissions implique indirectement une forme nouvelle de rationnement de la consommation en général. Jusqu’à quel point la mise en place de politiques publiques de rationnement impliquerait-elle une rupture avec les normes de consommation actuelles ? L’expérience pilote fournie par les CRAGs, même si elle n’est encore qu’à ses débuts, peut d’ores et déjà nous fournir de précieux éléments de réponse.
Le rationnement n’est pas une idée neuve en politique, mais l’accélération de la crise environnementale a fait ressurgir ce thème qui, tout en restant marginal, est évoqué aujourd’hui tant par des chercheurs que par des militants. [7]. En plus de cette littérature, nous nous appuyons pour cette recherche sur une série d’entretiens semi-directifs avec des craggers, avec des membres de leur famille, avec quelques-uns de leurs proches (une demi-douzaine d’entretiens ont été menés à ce jour dans des villes du Devon), ainsi que sur les abondants échanges de ces militants via le forum de leurs sites internet. [8]. Leurs témoignages peuvent être analysés à travers le double prisme de la sociologie des mobilisations et de la sociologie de la consommation, puisque les membres des CRAGs se réunissent à travers leur double condition de « consommateurs de GES » et de « militants du climat ». L’analyse socio-politique est également pertinente, puisque les craggers se définissent comme des expérimentateurs d’une politique de rationnement énergétique individuel que le gouvernement envisage d’appliquer.
La sobriété comme adoption nécessaire d’un principe d’autolimitation
L’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre que se sont fixé les CRAGs peut paraître démesurément ambitieux : 90 % d’ici 2030, soit une réduction bien plus importante que les objectifs officiels. [9]. Toutefois, de leur point de vue, cet objectif constitue déjà en soi un compromis, puisque son effet serait de seulement limiter la hausse de la température à 2° C plutôt que de la stopper. L’expérience des CRAGs, par son ambition et sa rigueur, apporte un éclairage précieux pour mieux observer ce qui, dans les émissions individuelles de gaz à effet de serre, est véritablement du ressort des individus, et quelle est la marge de manœuvre effective de ces derniers pour réduire leurs émissions lorsqu’ils s’y engagent.
Dans les faits, une tentative de réduction de 90 % des émissions individuelles de gaz à effet de serre équivaut quasiment, pour chaque cragger, à se sevrer du carbone. L’un des principaux enjeux du lancement des CRAGs était bien sûr de démontrer la faisabilité concrète d’une réduction aussi drastique et rapide des émissions de gaz à effet de serre : des efforts progressifs devaient permettre à chaque cragger d’atteindre rapidement les objectifs fixés. Dans cette conception initiale de la démarche, l’allocation des quotas était supposée pouvoir décroître de manière progressive et linéaire année après année.
Cependant, les premières années d’expériences des CRAGs tendent plutôt à montrer l’existence de seuils en deçà desquels il n’est plus possible de réduire les émissions individuelles de gaz à effet de serre sans une profonde remise en cause des normes de consommation dominantes : alors que les premiers efforts fournis par les craggers restent généralement compatibles avec les idées d’abondance et de consommation, les efforts à fournir pour réduire les émissions en deçà d’un certain seuil nécessitent l’adoption d’une norme de consommation concurrente et contradictoire, fondée sur la nécessité de l’autolimitation plutôt que sur le confort de l’abondance.
La distinction faite par Negawatt [10] entre les trois domaines de réduction du CO2 que sont l’efficacité, la renouvelabilité et la sobriété énergétiques aide à mieux comprendre pourquoi ce basculement d’une norme d’abondance vers une norme d’autolimitation est rendu nécessaire par l’ampleur des objectifs que s’assignent les CRAGs. La renouvelabilité consiste à fournir un service équivalent, mais sur la base d’énergies renouvelables plutôt que sur la base d’énergies carbonées (par exemple, chauffer une maison au bois plutôt qu’au gaz). L’efficacité consiste à fournir un service équivalent, mais grâce à des appareils ou une organisation moins gourmands en énergie (par exemple, mieux isoler son logement pour se chauffer autant tout en consommant moins d’énergie). La sobriété consiste en une réévaluation à la baisse des besoins et des normes de confort précédemment perçus comme nécessaires et/ou normaux (par exemple, chauffer un logement à 18° C au lieu de 20° C).
Les témoignages fournis par les craggers tendent à montrer que les premières actions menées pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre relèvent surtout de l’efficacité et de la renouvelabilité, avec notamment une grande importance accordée à l’isolation du logement. Les efforts faits dans le domaine de l’efficacité, notamment, sont aisément justifiables vis-à-vis de leur entourage, puisqu’ils permettent à moyen terme de réaliser des économies d’énergie, et donc d’argent, tout en conservant un niveau de confort équivalent et sans impliquer de modification radicale du mode de vie. Les économies d’argent ainsi réalisées font apparaître les réductions d’émissions de carbone par gain d’efficacité comme relevant de la « bonne gestion » et de la « consommation intelligente », et restent donc globalement conformes aux normes dominantes de consommation.
Mais de fait, les efforts réalisés par les craggers dans le sens d’une meilleure efficacité énergétique ne leur permettent pas d’atteindre les objectifs particulièrement ambitieux qu’ils se sont fixés : une fois que beaucoup d’efforts ont été réalisés dans le domaine de l’efficacité, réduisant notamment au maximum les gaspillages, les craggers sont généralement obligés d’engager des actions de sobriété, c’est-à-dire de modifier sensiblement leur mode de vie en y intégrant un principe d’autolimitation. Les actions relevant de la sobriété qui sont généralement citées sont, par exemple, une baisse sensible du chauffage, un renoncement aux trajets en avion, un renoncement à la viande, un renoncement à la voiture individuelle, etc. Au vu des expériences fournies par les craggers, les actions relevant de la sobriété s’avèrent tôt ou tard nécessaires pour qu’ils atteignent leur objectif de 90 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
La sobriété comme « plancher de verre » des démarches individuelles
Mais les témoignages fournis par les craggers et leurs proches tendent aussi à montrer que ces actions relevant de la sobriété deviennent rapidement des sources de tensions, voire de conflits, entre les craggers eux-mêmes et leur entourage. À titre d’exemple, on peut citer le cas de membres des CRAGs refusant de prendre l’avion pour se rendre au mariage ou à l’enterrement d’un proche (ce qui suscite généralement l’incompréhension et la réprobation de la famille), ou encore le cas d’un cragger ayant installé à son domicile des toilettes sèches qu’il est le seul à utiliser et qui créent des tensions quotidiennes avec son épouse et ses enfants. Il semble que tous les craggers soient confrontés, plus ou moins souvent et à des degrés divers, à des dilemmes de cette sorte, au cours desquels ils doivent soit renoncer à leurs objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, soit entrer en conflit avec leur entourage.
Ces témoignages remettent donc en cause l’idée préalablement avancée par les CRAGs d’une linéarité dans les réductions d’émissions de gaz à effet de serre : pour descendre en deçà d’un certain seuil de réduction, le cragger doit basculer dans une autre logique de consommation en adoptant un principe d’autolimitation, qui est en totale contradiction avec l’idéal d’abondance généralement répandu dans la société de consommation. Parce que la descente en deçà de ce seuil paraît a priori possible, mais se heurte dans les faits à l’incompréhension et à la réprobation de l’entourage qui la rendent extrêmement compliquée, ce seuil peut être qualifié de « plancher de verre » : bien qu’en théorie aucun obstacle technique ne semble empêcher le cragger de descendre en deçà de ce plancher, dans les faits l’organisation sociale l’en empêche, à moins qu’il ne soit prêt à assumer des tensions quotidiennes, et même souvent un certain sentiment de marginalisation. [11]
Parce que ce plancher de verre se manifeste par des tensions et des conflits avec l’entourage et le reste de la société, il peut être considéré comme une forme « d’organisation sociale et technique de la consommation d’énergie » qui ne permet pas une maîtrise totale des individus sur leur consommation. Les travaux d’Alain Gras sur l’organisation des macro-systèmes techniques [12] et ceux d’Elisabeth Shove sur la naturalisation et la normalisation d’exigences de confort non durables [13] permettent de comprendre pourquoi un certain niveau de consommation énergétique, malheureusement non soutenable, constitue une norme sociale minimale, en dessous de laquelle il est socialement difficile de s’aventurer, aussi déterminés et motivés que puissent être les craggers. Au vu de l’état actuel de nos travaux, il nous semble que ce « plancher de verre » coïncide globalement avec l’adoption de pratiques relevant de la sobriété (plutôt que de l’efficacité), pour la raison principale que la sobriété consiste en un principe d’autolimitation.
Conclusion : la sobriété comme rupture avec la société de consommation
En se heurtant aux normes tacites de consommation énergétique, c’est-à-dire en se risquant à des tensions et des conflits perpétuels avec leur entourage, les craggers mettent en évidence l’existence d’un « plancher de verre » des réductions des émissions de gaz à effet de serre. Mais leur expérience nous apprend aussi qu’au regard des objectifs annoncés, il est nécessaire de descendre en deçà de ce plancher. Dans l’hypothèse d’une généralisation de l’expérience de rationnement volontaire des CRAGs à travers un système du type « carte carbone », l’idéal d’abondance implicite aux sociétés de consommation entrerait en conflit direct avec le principe d’autolimitation implicite à l’idée de sobriété. Les démarches individuelles de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne seront vraisemblablement tenables et durables qu’à la condition que le « plancher de verre » soit anéanti par une modification radicale des normes tacites de consommation énergétique.
Notes
[1] D’après Sir Frank Fraser Darling, L’abondance dévastatrice, Fayard, 1970.
[2] Chercheure en Sociologie, cetcopra, Paris I, voir aussi le site de l’Institut Momentum.
[3] Chercheur en Sciences Politiques, CERAPS, Lille II, voir aussi le site de l’Institut Momentum.
[4] Parmi les gagnants, les empreintes carbone allaient de 0,45 à 2,2 tonnes par an (sachant qu’une empreinte carbone tolérable pour le climat est généralement estimée entre 1 et 2 tonnes par an).
[5] Chaque groupe local de CRAGs comporte généralement une douzaine de membres actifs, qui fixent ensemble les quotas à respecter, calculent les émissions de chacun, et parfois s’infligent des pénalités symboliques en cas de dépassement de quotas. L’organisation précise peut varier d’un groupe à l’autre : pour plus de détails, consulter le site www.carbonrationning.co.uk.
[6] Mayer Hillman et Tina Fawcett, How We Can Save the Planet, Penguin, 2004, et David Fleming, Energy and the Common Purpose : Descending the Energy Staircase with Tradable Energy Quotas, The Lean Economy Connection, 2007.
[7] Voir à ce sujet le rapport de Sandrine Rousseaux (Analyse comparative des programmes de carte carbone individuelle établis ou envisagés en Europe et aux États-Unis, étude réalisée pour l’Ademe, janvier 2009), les articles de Paul Ariès (dont « le Rationnement ou la jungle », La Décroissance, juin 2008), et les prises de position de personnalités du mouvement écologiste comme le député Vert Yves Cochet (Pétrole Apocalypse, Fayard, 2005), le journaliste Hervé Kempf (Pour sauver la Planète, sortez du capitalisme, Seuil 2009) ou le responsable d’ONG Nicolas Hulot (Pour un pacte écologique, Le livre de poche, 2007).
[8] Cette recherche, encore en cours à l’heure où nous écrivons, s’inscrit dans nos travaux de thèse respectifs sur les projets de carte carbone (Mathilde Szuba) et sur les expériences-pilotes de sobriété énergétique (Luc Semal).
[9] Pour cet objectif, les CRAGs se réfèrent à la réduction suggérée par l’essayiste Georges Monbiot dans Heat (Penguin 2006) comme étant la juste part de la Grande-Bretagne dans l’effort global à fournir pour limiter le réchauffement planétaire à seulement 2° C.
[10] www.negawatt.org
[11] L’expression de « plancher de verre » est inspirée de celle de « plafond de verre », qui désigne le niveau de réussite sociale au-dessus duquel, de fait, les minorités victimes de discrimination sociale ne parviennent pas à se hisser, alors même que rien ne les en empêche théoriquement ou légalement : c’est donc une norme sociale tacite qui les en empêche.
[12] Alain Gras, Le choix du feu, Fayard 2007.
[13] Elizabeth Shove, Comfort, Cleanliness and Convenience, Berg 2003.
English abstract on Cairn International Edition
Cet article est paru initialement dans la revue Sociologies Pratiques en 2010, accessible sur Cairn CAIRN INFO