Il y a un an nous avons publié un plaidoyer pour sauver les ordinateurs, aujourd’hui la suite, pour sauver Internet.
Wifi/Guifi/Freifunk : la nécessaire résilience
Par Jean-Noël Montagné
Internet et wifi. Lorsque le wifi est apparu au début des années 2000, permettant de connecter sans fil un ordinateur à internet, de nombreux hackers ont commencé à bricoler matériels et logiciels pour augmenter les portées d’émission-réception. Au départ, on voulait avoir Internet au fond du jardin ou dans la pièce la plus reculée, et puis c’est entre voisins qu’on a voulu partager une connexion. A une certaine époque, la connexion à Internet était un bien si précieux, si désirable en tout lieux, que la seule façon de la propager était de fournir ce service gratuitement et de le partager aussi loin que la portée du matériel le permettait.
En quelques mois, la culture d’un réseau wifi omniprésent, autogéré, gratuit, décentralisé, basé sur les logiciels libres, s’est diffusée dans le monde entier. Toutes les villes du monde ont eu, avant la popularisation des accès ADSL, des clubs, associations ou collectifs édifiant bénévolement du wifi gratuit, en réseau étoilé pour la plupart, en réseau maillé pour les plus savants, avec divers succès. Les montages d’antenne les plus habiles se faisaient avec des boites de Ricoré, et même avec des écumoires à friture asiatique, toujours utilisées aujourd’hui comme antennes wifi directionnelles dans de nombreux pays. On est rapidement passé à des portées en centaines de mètres, puis en kilomètres et même en dizaines de kilomètres. Aujourd’hui, des matériels industriels sont fabriqués et disponibles dans le monde entier, malgré des législations nationales variées en terme de puissance d’émission.
En France, de nombreuses associations de “Wifi-gratuit” sont nées vers 2001: toutes les grandes villes, mais aussi des petites villes comme Montauban, Mazamet, ou des villages comme Les Orres ont eu leur réseau sans fil autogéré. Ces collectifs ont perduré pendant quelques mois ou quelques années, jusqu’à ce que les opérateurs fournissent de l’internet filaire sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui, en France, n’existent plus qu’une poignée de ces associations, certains continuant l’aventure “pour le fun” et pour l’autoformation aux protocoles de réseau et à leurs évolutions, d’autres les utilisant pour quelques cabanes de bergers, maisons isolées et refuges de montagne. La situation est tout à fait différente dans d’autres pays.
En Allemagne, le réseau autogéré gratuit Freifunk grandit régulièrement. Né en 2002 à Berlin, il rassemble aujourd’hui 436 communautés géographiques dans toute l’Allemagne avec près de 47 000 points d’accès. Dans des dizaines de pays, des plus riches aux plus pauvres, des collectifs associatifs animent des réseaux auto-gérés, certains alliant également le wifi avec des technologies GSM ou 3G, comme autour d’Oaxaca au Mexique par exemple, sous l’impulsion du réseau Rhizomatica.org
Ce n’est pas un simple ensemble de routeurs connectés à Internet et distribuant du wifi autour de leur antenne. En effet, ces routeurs sont interconnectés dans une topologie en réseau maillé, Mesh en anglais, qui permet à chaque routeur de transmettre de l’information lui arrivant de n’importe où, vers une autre destination, un autre routeur, en direction du “client” final. Cette topologie mesh reproduit le fonctionnement d’internet, dans lequel l’information circule au gré des accès, sans route prédéfinie au départ. Cette topologie adaptée à de simple routeurs et point d’accès wifi est la vraie contribution des hackers à un réseau citoyen et résilient.
Même topologie en Catalogne, dans les zones montagneuses des Pyrénées, et dans les zones vallonnées d’Osona, les opérateurs nationaux n’ayant pas équipé toutes les zones rurales. Une poignée de villages se sont groupés à partir de 2004, pour commencer un réseau citoyen gratuit: Guifi.net. Le réseau s’est étendu peu à peu à toute la Catalogne, y compris dans les grandes villes. Aujourd’hui, Guifi.net se diffuse tranquillement sur la péninsule Ibérique, et possède même des connexions vers d’autres pays, vers l’Amérique du Sud par exemple. A l’heure où j’écris cet article, 34.630 noeuds d’interconnexion sont actifs, sur les 58000 installés.
Ces noeuds sont matérialisés par de petits routeurs que l’on trouve pour une trentaine d’euros, voire moins, consommant très peu d’électricité, entre 3W et 10W ou plus selon la puissance, certains étant alimentés par du petit photovoltaïque. Une petite antenne sur le toit de la maison ou de l’immeuble, le routeur dans le grenier ou l’escalier, et le tour est joué. Une fois le matériel branché, la mise en place se fait par une simple page web, à la portée de tous. Le réseau s’adapte sans difficulté à l’arrivée de nouveaux nœuds, ou à l’extinction d’autres nœuds.
La partie logicielle, très expérimentale au début, s’est progressivement étoffée, comme pour tout logiciel libre, avec l’implication de plusieurs dizaines de développeurs, qui se groupent aujourd’hui sur une distribution GNU-Linux spécifique pour concevoir ce modèle de réseau Internet en mesh, autonome et résilient. Le projet s’appelle Cloudy. Il met tous les noeuds en communication, sans serveur centralisé. En plus des protocoles de communication traditionnels, la communauté Guifi a mis en place sur ce réseau des serveurs de courriel, de téléphonie par IP, de stockage de données, de messagerie instantanée, de webRadios et webTV, de vidéoconférence, ainsi que des serveurs Web, créant un véritable Internet autonome, autogéré, résilient, accessoirement connecté au vrai Internet. Et c’est ici qu’on en comprend toute la portée politique et technologique dans les difficiles années qui viennent.
Internet, le vrai, est un réseau qui perd progressivement sa résilience. Internet est soumis à d’intenses forces économiques et technologiques, qui dépendent des plus grands pouvoirs de la planète. La fragilité d’Internet s’accroit, non seulement du point de vue technique à cause d’une croissance de la consommation énorme, mais aussi du point de vue politique. Les attaques de Trump sur la neutralité du Net font rêver de nombreux pays. Certains états peu démocratiques, comme la Chine, déploient des murs digitaux qui empêchent la libre circulation des idées et du savoir. De nombreuses forces économiques, politiques, militaires ou religieuses voudraient mettre un terme à l’anarcho-technologie que déploie Internet depuis sa fondation, qui donne un accès identique à tout humain connecté, que l’on soit un GAFAM ou un simple paysan dans un Café-Internet au Bangladesh. A l’heure où des États ont coupé la totalité des communications Internet pendant quelques heures voire quelques jours, comme pendant les printemps arabes par exemple, la disponibilité des réseaux se révèle également comme un paramètre géo-politique essentiel, une nécessité pour l’existence et la mise en place de démocraties réelles.
Il faut rajouter, à ce contexte, les effets du bouleversement climatique, de la crise des ressources et de leurs conséquences. Nul ne sait ce que peut donner un crash économique mondial sur la disponibilité des réseaux et des télécommunications. Nul ne sait ce que peuvent donner des déplacements massifs de population en terme de liberté de circulation de l’information. Tous nos systèmes techniques, toutes nos infrastructures, tous nos flux réels et virtuels sont devenus dépendants d’Internet. Si Internet devait s’écrouler, quelle qu’en soit la raison ou la durée -et l’histoire montrant qu’on est passé plusieurs fois à quelques doigts d’un effondrement global- des réseaux autogérés comme Guifi ou Freifunk continueraient à permettre les communications locales et régionales, à fournir des services de communication essentiels en cas de crise: la vie active d’un noeud ne dépend que de l’alimentation électrique d’un routeur ou du mini-ordinateur ne consommant que quelques watts.
Il faut dire un mot de la pollution générée par un réseau d’antennes wifi sur les toits. Elle est d’une centaine de fois inférieure à la puissance émise par les réseaux de téléphonie 3G/4G, qui sont pourtant dans les mêmes gammes de fréquence et qui sont omniprésents. Pour donner une idée, le 1 watt d’un matériel wifi actuel autorisé en France en extérieur, (norme PIRE 1W) permet d’avoir une connectivité suffisante à 20km en flux directionnel. La puissance diminuant avec le carré de la distance, on arrive rapidement à des dangerosités infiniment inférieures à celle d’un smartphone en fonctionnement à votre main ou votre oreille.
La résilience que nous devons mettre en place pour aborder les années qui viennent passera par une Transition Numérique sur plusieurs points, et tout d’abord, sur la mise en place d’infrastructures à l’image de Guifi, de Freifunk ou des réseaux de Rhizomatica: une structure décentralisée, partant du citoyen, gérée par le citoyen, améliorée par le citoyen, à bas coût, à basse consommation énergétique, résiliente par la structure en réseau maillé, résiliente face à toute censure technologique, politique ou économique. Pour ce faire, il n’est pas besoin de réinventer la roue, de bouleverser le monde, mais simplement de copier le savoir-vivre de nos voisins. De tels réseaux pourraient être mis en place progressivement, avec une simple motivation citoyenne, en toute légalité, sans aucune formalité. Rattrapons notre retard.
JNM