par Alain Lipietz. Voir cet article ici pour bénéficier des liens. Attention, article susceptible d’actualisation en fonction du débat.
« On a merdé ». C’est la réaction quasi-unanime de toutes et tous les Verts sur l’affaire Baupin. On savait, on pensait qu’il était un peu lourd, on avait entendu dire que ça allait plus loin, on n’a rien fait… Nous sommes pourtant « responsables de tout et devant tous, et moi particulièrement », comme dit Hans Jonas, pour illustrer le principe de responsabilité, valeur cardinale des Verts.
Balayons quelques commentaires parasites. Denis Baupin est « réputé innocent jusqu’à ce que ce que… » ? Oui, devant la justice, mais pas politiquement. Car les huit femmes qui l’accusent sont aussi réputées innocentes du délit de diffamation. Et toute façon, on sait bien qu’elles disent “en gros” vrai.
S’il y a des choses à dire en faveur de Denis et de l’omerta en faveur de Baupin, c’est que ce fut longtemps un bon copain, admiré à juste titre pour son engagement écologiste et sa compétence, et que j’ai toujours estimé «d’ingénieur à ingénieur ». N’oublions pas non plus la dimension pathologique individuelle. Denis n’est pas DSK (autre ami hyper-compétent de ma jeunesse), DSK n’est pas M le Maudit, mais cette dimension ne devra pas être oubliée. « Ça se soigne » ? Probablement, mais ce qui nous intéresse ici est le contexte social et politique qui fait que « ça s’aggrave ».
Une affaire opportunément sortie après la scission de « la Firme » Duflot-Placé , ce groupe dirigeant qui depuis le milieu années 2000 a imposé aux commandes « la politique des postes » ? Ça a pu aider dans le «timing», au trimestre près. Mais qui ne voit que l’affaire s’inscrit dans le long combat du féminisme ? Et plus particulièrement dans l’action, depuis des années, de l’association Élues Contre les Violences faites aux Femmes, un an après la pétition des femmes journalistes politiques, quelques semaines après la dénonciation de Sapin… C’était dans l’air, c’était mûr. On ne dit plus cette fois «Rien d’autre qu’un troussage d’assistante.»
Et ce n’est pas un hasard si cela éclate dans le parti écologiste, et j’en suis fier. Parce que ce parti est dès l’origine (en France comme d’abord en Allemagne – et nous n’en remercierons jamais assez les Grünen – et dans tant d’autre pays) la «courroie de transmission» vers la sphère politique de la sensibilité féministe. Et pas exclusivement du mouvement des femmes organisé, qui par exemple était divisé face à l’exigence d’une loi de parité portée par Dominique Voynet dans sa campagne de 1995. Dès la pétition des journalistes, notre parti fut le premier à mettre en place une ligne internet et une cellule de lutte interne contre le harcèlement sexuel. Et je suis fier que la parole de Vertes libère la parole des femmes jusque dans les autres partis, jusque dans ces partis où les porcs vannent sans filtre.
Sauf que voilà : nous aurions dû le faire vingt ans plus tôt, et pas seulement au sujet de Denis.
L’affaire Denis, c’est comme la grenouille dans un bassine que l’on chauffe progressivement : au début on pense que c’est pas bien grave. Or, à un moment, c’est devenu grave et nous n’avons rien fait, ou plus exactement (on le verra plus loin) pas assez.
Ce qui m’a le plus bouleversé, c’est le témoignage de cette élue parisienne à qui il est arrivé « la même chose qu’à Sandrine Rousseau », en… 1996 !!! Et Annie Lahmer parle de 1999. Ces années là, je dirigeais la thèse de Sandrine Rousseau et j’étais très proche politiquement d’Annie Lahmer. J’étais le seul homme publié dans la revue Nouvelle Question Féministe. Ma compagne était la grande féministe Francine Comte, unanimement respectée dans le parti et aimée pour son humanité et sa capacité à assumer les « questions délicates », très proche du secrétaire national Jean-Luc Benhamias, qui la consultait non seulement pour les questions féministes en général, mais aussi les « questions délicates » en particulier.
Et de ce «passage d’un cran», n’en avons rien su, nous en restions à «il est vraiment lourd». Quand je dis «nous avons merdé et moi particulièrement», je dis ce que je dis.
Les secrétaires nationales successives de ces dernières années (C. Duflot, E. Cosse) diront comment elles ont «géré le problème». Moi je ne peux parler valablement que de ces années charnières (disons de 1995 à 2001), car peu après j’ai basculé vers l’Europe, puis je ne suis jamais revenu vraiment vers la vie nationale du parti, et Francine Comte a consacré à la Coordination Nationale du Droit des Femmes les quelques forces que lui laissait le cancer qui devait l’emporter. C’est l’époque où Denis – et pas seulement lui – a sans doute basculé du «lourdingue» au harcèlement, tandis que, avec Dominique Voynet, s’ouvrait une période, qui ne s’est jamais achevée, où des femmes se sont succédées à la tête du parti.
Premier problème, collectif, celui des Verts. Oui, nous étions un parti particulièrement soixante-huitard, sexuellement libéré, libertaire, porteur de toutes les revendications des femmes, des homos, etc. Or nous savons, depuis le Don Juan de Molière ou de Mozart, que la révolution libérale-libertine du XVIIIe siècle était grosse d’une contradiction : la liberté de tous exige la protection des plus faibles, à commencer par les femmes (et les enfants, ce qui a clos rapidement le débat des années 70 sur la pédophilie).
Dans les années 80-90, les comportements comme ceux reprochés à Denis étaient officiellement réprouvés dans les organisations «mixtes» progressistes, mais les femmes avaient le droit de trouver «mignons» les jeunes gens qu’étaient alors les Baupin et les DSK, tout en les trouvant «un peu lourds». Elles étaient censées les «remettre à leur place elles-mêmes». Je pense qu’il y a eu un moment où ils étaient en effet simplement «lourds», et j’ai vu Denis se faire remettre à sa place par des filles, en riant.
Il y avait peut-être à cette époque, dans la jeunesse du féminisme, plus de solidarité et c’est là-dessus que Francine comptait. A l’époque les féministes répétaient qu’il fallait que les femmes prennent en main leur propre défense, en comptant sur la solidarité des autres femmes.
Erreurs idéalistes ? Nous avons probablement sous-estimé l’étiolement de la force du féminisme au fur et à mesure que la loi donnait aux femmes de plus en plus de droits, dans un pays qui transmute tout mouvement social en exigence d’une loi, sans se soucier suffisamment de la transformation des mentalités, dans la société civile. Nous avons sous –estimé la force de la contre-révolution individualiste qui abolissait les conquêtes de la solidarité dans les glorieuses années 70, et rendait le pouvoir aux Dom Giovanni, à ces hommes qui en vieillissant troquaient l’effort nécessaire pour «séduire» contre le pur rapport de force, au fur et à mesure que l’âge effaçait leur charme tout en leur donnant plus de «pouvoir».
Car dans les années 90 Les Verts se transformait en parti de pouvoir, avec des «places» à offrir, avec des salariées, et des élues. Une PME comme les autres. Or la montée du chômage érodait chez les jeunes femmes le rapport de force que le plein emploi avait jadis offert à la montée de l’indépendance féminine. «Monter» chez les Verts devenait aussi la conquête d’un emploi. Même chez les Vertes (et même chez les Verts !) le désir de promotion put se conjuguer avec le désir de coucher avec tel ou telle, même là se montrèrent des femmes qui «considèrent que la parité est suffisamment respectée une fois qu’elles sont servies». Mais surtout – et c’est ce qui différencie un parti politique d’une PME, surtout un parti chargé d’un fort contenu idéologique – la «défense du parti» s’additionne à toutes les raisons classiques des femmes pour se taire, de l’admiration pour les «hommes de pouvoir» à la peur d’être stigmatisées ou ridicules si elles parlent, ou la peur de perdre leur emploi ou de voir briser leur carrière.
Ce qui n’explique pas que les femmes n’en aient pas parlé en interne, au moins dans la commission Femmes des Verts. En vérité nous avons surestimé ce que le mouvement des femmes apportait comme défense individuelle aux femmes.
Une des plaignantes de l’affaire Baupin parle de sidération, «comme quand un oncle vous tripote». Cela, c’est le sort universel des femmes, et le fait d’être dans un parti féministe imposant la parité n’y change pas grand chose quand ça vous arrive. Répéter, comme le faisaient nos féministes à l’époque de Francine Comte, qu’«il faut avoir recours aux tiers, il ne faut pas garder ça pour soi» est politiquement et historiquement juste, et c’est comme ça qu’on fait reculer le viol, et surtout la honte d’avoir été violée, et enfin – ultime piège – le refus, la révolte de n’être connue qu’en tant que victime. Mais ce n’est pas d’une grande aide quand ça vous arrive.
Attention, je ne dis pas que ce sont les cordonnières les plus mal chaussées. Encore une fois, sur l’affaire Baupin, et bien avant, ce sont des Vertes qui sont à l’avant-garde et instaurent des normes qui demain s’imposeront à tous les autres partis. Mais combien ce fut, combien cela reste difficile.
Jean Luc et Francine, comme Dominique et moi et d’autres parmi les dirigeants de ce temps-là en eurent bien conscience, en discutèrent, et ajoutèrent au discours officiel («il ne faut pas hésiter à porter plainte, les femmes doivent collectivement prendre leur défense en main») de discrète mesures de protection individuelles et d’admonestation des harceleurs entre 4 yeux, quand le harcèlement toucha des salariées. La différence avec la hiérarchie catholique face aux prêtres pédophiles (désolé pour la disproportion : encore une fois les faits reprochés à Denis sont moins graves, mais puisque je parle ici de NOTRE responsabilité, je suis bien obligé de prendre des points de repères) c’est que nous disions aux quelques copines qui discrètement nous faisaient des confidences : «si tu portes plaintes, on te soutiendra.» Sauf que ça ne suffisait pas.
Ça ne suffisait pas, mais qu’aurions nous pu faire de plus ? Les Américaines avaient pris les choses à bras le corps en sanctionnant préventivement la possibilité même d’un flirt, et même de «plaisanteries entre adultes consentants sur les lieux de travail» (et pas seulement dans les situations où existait un rapport de pouvoir). Il y avait à l’époque des attaques incessantes et hypocrites dans la presse française contre la «political correctness», et ceux d’entre nous qui connaissaient les facs anglo-saxonnes étaient effectivement horrifiés de ne pas avoir le droit de fermer la porte de son bureau quand on recevait une collègues (et pas seulement une étudiante !) en tête à tète.
On a du mal à s’imaginer aujourd’hui (au lendemain de l’affaire Baupin) la violence du «back-lash» anti-féministe qui régnait alors en France. Lorsque fut sanctionné par les Verts, au début des années 2000, des faits similaires de la part d’une de nos jeunes «vedettes» (affaire S. P.) , la même presse qui se moque aujourd’hui de notre silence à propos de Denis se déchaina contre nous : «vengeance du lobby des femmes» ou (injure suprême !) «puritanisme anglo-saxon».
Reste qu’entre le jouir sans entrave et la protection contre les prédateurs, nous n’avons pas trouvé mieux que ce qui était notre ligne d’alors. J’en suis désolé pour Sandrine, pour Annie, pour toutes les femmes que nous n’avons pas su protéger. Mais ce qui se met en place, avec elles, peu à peu, résulte aussi de nos schémas peut-être dogmatiques de l’époque.
Alain Lipietz, blog ici