Pourquoi les gens ne changent-ils pas? (1/6) : un peu de psychologie
par Guillaume Lohest
Nous sommes en train de changer d’époque. Le basculement est d’une ampleur difficilement mesurable, à l’échelle géologique. Ce qui s’annonce est aussi impensable pour le cerveau humain que ne pouvaient l’être l’écriture, l’agriculture à venir ou l’extinction passée des dinosaures pour un cerveau de grand singe d’il y a trois millions d’années. Énormité des constats et des déséquilibres planétaires ; pourtant, tout au quotidien semble suivre petit bonhomme de chemin. Cette rubrique publiée dans la revue Valériane (Nature & Progrès) est consacrée à explorer, sous divers angles, la question suivante : pourquoi les gens ne changent-ils pas ? Premier chapitre : hypothèses dans le domaine de la psychologie.
Les premières alertes écologiques datent des années soixante. On peut trouver dans la littérature plus ancienne de nombreux discours précurseurs, et au moins autant de mouvements populaires de défense de « l’environnement » ou de visions opposées au productivisme – par exemple, le mouvement des Luddites au XIXe siècle. Mais mettons que les choses sérieuses commencent aux États-Unis avec les révélations de Rachel Carson (Printemps silencieux, 1962), en France avec la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle (1974) et, à l’échelle internationale, avec la publication du rapport Meadows au Club de Rome (Limits to growth, 1972). La naissance de Nature & Progrès, en France (1964) puis en Belgique (1976), date de ces années où l’écologie politique était en train de naître sous les traits de signaux d’alerte, dans le fol espoir d’une bifurcation de modèle de société qui, à l’époque, semblait possible.
Depuis le temps
Quarante ans plus tard, hormis quelques authentiques conquêtes – reconnaissance de la bio, interdiction de certains produits toxiques, résorption du trou de la couche d’ozone – et malgré des centaines de milliers de données, d’informations, de débats, de chiffres et d’études documentant les dégradations irréversibles que les activités humaines occasionnent à la santé humaine et à l’équilibre des écosystèmes et du climat, le bilan écologique du monde s’est alourdi de façon vertigineuse. Les alertes autrefois étaient locales, éparses et porteuses d’espoir. Les menaces actuelles sont globales et sans retour possible : changement climatique, épuisement des ressources, chute de la biodiversité, maladies chroniques liées à la chimie de synthèse généralisée. Les catastrophes sont déjà là, et l’on parle de plus en plus d’effondrement. C’est qu’en quarante ans, à part les mots durable, vert, propre et des petits ajustements à la marge, rien n’a changé. Au contraire, l’empreinte écologique globale n’a cessé d’augmenter. Il est donc aujourd’hui impératif d’affronter cette question avec lucidité et sans faire comme si tout allait pour le mieux : pourquoi la machine politique et économique mondiale n’a-t-elle pas modifié sa trajectoire ? Pourquoi les choses ont-elles empiré ? Plus généralement : pourquoi les gens ne changent-ils pas ?
Savoir n’est pas pouvoir
Longtemps, on a pu penser que le meilleur moyen d’inciter au changement consistait à informer. Les militants d’hier agissaient en distribuant des tracts. Les mouvements ou les États lançaient de vastes « campagnes d’information ». Cette manière de faire, si elle a jamais fonctionné, est en tout cas devenue obsolète. Déjà dans les années quarante, lors de la Seconde Guerre mondiale, le psychologue américain Kurt Lewin avait montré que la persuasion par l’information était impuissante à modifier des comportements. Voici comment.
Dans le contexte de la guerre, le gouvernement des U.S.A. avait toutes les peines du monde à convaincre la population de se nourrir de pièces de viande « inférieures », les abats, afin de réserver les meilleures parts aux militaires. La célèbre expérience des « ménagères » de Lewin a consisté à tester deux méthodes pour inciter au changement : un premier groupe assiste à une conférence sur les bienfaits d’une alimentation équilibrée pour les soldats, suivie d’une présentation de quelques recettes à base de tripes. Le second groupe est, quant à lui, divisé en sous-groupes de discussion encadrés : après une brève présentation sur l’alimentation des militaires, un échange est proposé entre les participantes au sujet des réticences à utiliser les abats en cuisine. Les résultats de cette expérience furent édifiants : 3% des participantes au premier groupe ont préparé des abats dans la semaine qui a suivi ce test, contre 32% des participantes au second groupe. Conclusion ? Communiquer des informations ne permet pas de changer de comportement. Accompagner des réflexions dans le cadre d’un processus plus participatif est déjà nettement plus efficace.
Pour ce qui concerne les enjeux écologiques, il s’agit d’interroger nos pratiques de mobilisation. Ne sommes-nous pas trop souvent dans le rôle de « donneurs de leçon », dans la perspective de « communiquer des informations » ? Comme pour les tripes, ne serait-il pas plus efficace de privilégier des modèles participatifs, qui donnent aux gens la possibilité de nommer les obstacles, les réticences, les craintes liées aux changements de pratiques et de modèles ? Le chemin le plus court, donner des informations en espérant que les gens changent directement d’eux-mêmes, est souvent un vol d’oiseau inaccessible à nos trajectoires de vie qui sont des amas complexes d’habitudes, de représentations, de liens profonds.
Changer, ça ne se décrète pas, ça se travaille collectivement.« Comme il n’y pouvait atteindre »
Un autre concept issu de la psychologie peut expliquer certains blocages dans les démarches de changement : la dissonance cognitive. Pour l’illustrer, il est fréquent de recourir à la très courte fable de Jean de La Fontaine, Le renard et les raisins.
Certain renard gascon, d’autres disent normand, Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille. Des raisins mûrs apparemment, Et couverts d’une peau vermeille. Le galant en eût fait volontiers un repas. Mais comme il n’y pouvait atteindre : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. » Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
Le renard constate que les raisins sont objectivement mûrs : pour preuve, ils sont « couverts d’une peau vermeille ». Par ailleurs, il est affamé. Mais face à son incapacité à atteindre les grappes de raisin, il s’invente et proclame une autre réalité : les raisins sont verts, et bons pour des goujats. Cette fable n’est pas qu’une historiette. Elle illustre la tendance des individus, quand ils sont confrontés à une contradiction intérieure, à se persuader de l’inverse de ce qu’ils pensent, en quelque sorte.
Si nous appliquons ce fonctionnement psychologique, par exemple, à la situation du changement climatique, nous sommes à même de mieux comprendre des phénomènes comme le climato-scepticisme, l’indifférence ou le déni. Dans la fable, les raisins sont mûrs. Dans la réalité du changement climatique, les carottes sont cuites, nous allons devoir faire face à des bouleversements gigantesques. Le renard est affamé, il doit manger. Quant à nous, nos perspectives d’avenir sont menacées, nous devons changer. Le renard ne peut atteindre les raisins, il décrète donc qu’ils ne sont pas bons : voici la dissonance cognitive. Notre organisation socio-économique, nos responsables politiques, nous-mêmes, ne parvenons pas à atteindre les objectifs de limitation de nos productions et consommations. Nous vivons de façon contradictoire avec ce que nous savons. Nous pouvons faire l’hypothèse que la tendance à nier la réalité de l’origine humaine du réchauffement climatique, ou à minimiser son ampleur par « optimisme », est une manière de résoudre intérieurement cette dissonance cognitive. De même que les réticences à changer. « Ils sont pour les goujats », dit le renard. « Ce sont des trucs de bobos », disent de nombreuses personnes à propos des alternatives concrètes de consommation.
Changer est un travail
Ces deux exemples n’expliquent bien sûr pas tout. Ils sont avancés ici à titre d’hypothèses relevant du domaine de la psychologie individuelle et sociale. Qu’en tirons-nous comme enseignement pour nos pratiques et dans nos modes d’engagement ? Avant toute chose, qu’il est impératif de changer de logiciel. L’urgence dans nos pays n’est pas d’informer ou de distribuer des « kits » de solutions toutes faites. Notre tâche est de parvenir à actionner des leviers individuels et sociaux qui ne se situent pas au niveau de la raison objectivante mais plus en profondeur dans les fonctionnements : au niveau des habitudes, des représentations, des liens, des attachements, des peurs et des désirs. Des tripes, en somme.
En termes d’outils de mobilisation, posons-nous des questions concrètes : quelles activités, quelles rencontres, quelles paroles peuvent atteindre à ce niveau ?
Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane n°117 (janv-févr. 2016), revue de Nature & Progrès