Après plusieurs extinctions massives, voici celle que provoque l’espèce humaine. Des animaux disparaissent, tués pour être consommés, ou incapables de survivre au rythme du changement. La réussite d’Homo sapiens signifie la mort des autres vivants. Ce n’est plus « après nous, le déluge » : nous sommes le déluge.
Elizabeth Kolbert, La Sixième Extinction. Comment l’homme détruit la vie, traduit de l’anglais par Marcel Blanc. Paris, La Librairie Vuibert, 2015. 350 p. Recension par Matthieu Calame, parue initialement sur le site La vie des idées.
L’idée s’est répandue d’abord chez les écologues, puis dans un public de plus en plus large : nous assistons à la sixième extinction de masse depuis l’apparition des premiers animaux, dont on a retrouvé des fossiles remontant à 540 millions d’années. Les cinq extinctions précédentes se situent à la fin de l’Ordovicien (-445 Ma), du Dévonien (-360 Ma), du Permien (-250 Ma), du Trias (-200 Ma) et enfin du Crétacé (-66 Ma), cette dernière, la plus célèbre, ayant marqué la fin des dinosaures et l’avènement des mammifères. Chacune de ces extinctions a probablement eu sa cause particulière. Il est généralement admis que la fin des dinosaures est la conséquence de l’impact d’une gigantesque météorite qui a percuté le Yucatan (aujourd’hui au Mexique). On pense que l’extinction de l’Ordovicien est la conséquence d’une glaciation assez rapide à l’échelle des temps géologiques ; celle du Permien serait due à un réchauffement rapide. La particularité de la sixième extinction est que son origine est humaine : la catastrophe, c’est nous ! L’évolution a engendré une espèce dont l’activité et la prolifération ont pris une dimension géologique conduisant à l’extinction massive d’autres espèces.
Les extinctions précédentes ont été mises en évidence par les géologues, qui constataient des ruptures brutales des formes fossiles dans les couches géologiques (disparition soudaine d’espèces préalablement présentes sur de grandes profondeurs et apparitions de nouvelles espèces présentes dans les nouvelles couches). Ce sont d’ailleurs ces changements qui ont servi à déterminer les périodes géologiques.
Si grande est l’activité de l’homme qu’un nombre croissant de géologues admettent que sa trace est dès à présent visible dans le processus de sédimentation qui produira les roches de demain et qu’elle sera donc repérable dans des millions d’années – si une forme de vie intelligente est toujours présente pour mener ce type de recherches.
Cuvier et Darwin
L’ouvrage d’Elizabeth Kolbert est à la fois le récit d’extinctions d’espèces (actuelles et passées) analysant les mécanismes en jeu et le récit de la prise de conscience par l’homme, d’une part du processus d’extinction, d’autre part de l’extinction en cours. Les chapitres, et c’est le charme du procédé adopté par l’auteur, apparaissent comme les étapes d’une enquête au cours de laquelle le présent et le passé, les phénomènes biologiques et les controverses scientifiques s’entremêlent.
C’est à Cuvier que revient le mérite d’avoir mis en évidence l’existence d’extinctions catastrophiques par le passé. Cependant, il ne se rangea jamais au « transformisme » (l’idée que les espèces se transforment). Avant tout anatomiste, et constatant la parfaite concordance des organes – concordance qui lui permettait par exemple de savoir sur la base d’une dent qu’un animal était herbivore –, il écartait la possibilité d’une évolution progressive incrémentale. Darwin, très influencé par la pensée du géologue Lyell, et Wallace, en développant l’idée de la sélection naturelle, vont donner un moteur au transformisme, qui va prendre le nom d’« évolution ». Ce faisant, ils ignorent la contradiction entre leurs théories et les traces géologiques, qui témoignent plutôt de périodes de stabilité et de changements brutaux.
Pendant longtemps donc, évolution progressive et extinction de masse paraîtront difficilement compatibles : la sélection naturelle et l’évolution gradualiste ne parvenaient pas à rendre compte de l’extinction de masse. C’est finalement dans les décennies d’après-guerre qu’une histoire de l’évolution va se mettre en place, combinant évolution progressive, pour ainsi dire « en régime de croisière », et phénomène d’extinction massive, suivie d’une évolution accélérée liée à des événements non biologiques, du moins jusqu’à l’apparition de cette forme étrange de vie qu’est Homo sapiens. On peut regretter que l’auteure ne fasse pas référence aux théories saltationnistes de l’évolution et, notamment, aux travaux de Stephen Jay Gould.
Récits d’extinction
Par son prélèvement de ressources, par sa férocité, par le réchauffement climatique qu’il provoque, par le morcellement des habitats, par le transfert rapide de plantes, d’animaux, de bactéries et de champignons qui deviennent invasifs et exterminent les espèces locales, Homo sapiens est devenu le vecteur de la sixième extinction, ce qui a conduit le chimiste Crutzen à parler d’« anthropocène », un âge de la Terre dont l’homme est le paramètre principal. Ce n’est plus « après nous, le déluge » ; nous sommes le déluge.
Plusieurs facteurs jouent un rôle déterminant. Avant tout, c’est l’ampleur spatiale et la rapidité du phénomène qui prennent de court la capacité adaptative des espèces : pour de nombreuses espèces, le changement va tout simplement trop vite. « Quand le monde change plus vite que le processus d’adaptation des espèces, beaucoup d’entre elles sont fauchées. »
Elizabeth Kolbert illustre chaque phénomène par des récits d’extinction : le massacre des grands pingouins, au XIXe siècle notamment, exploités pour leurs plumes ; la disparition actuelle des coraux, sous l’effet de l’acidification de l’eau liée à l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère ; les grands herbivores victimes précoces (entre -40 000 et -25 000 ans) sous la pression de la chasse ; les chauve-souris américaines affectées par la lèpre provoquée par un champignon européen qui les empêche d’hiberner en raison des démangeaisons qu’il provoque ; mais aussi l’homme de Neandertal, éliminé et en partie absorbé, puisque les Européens lui doivent tout de même 4 % de leurs gènes.
Collaborer pour se sauver
Tout en touchant le lecteur par ses récits poignants (la description d’une visite dans une grotte d’hibernation des chauves-souris, au cours de laquelle elle doit marcher sur un tapis d’animaux morts, nous rapproche des films de Quentin Tarantino), Elizabeth Kolbert conserve le style caractéristique du journalisme nord-américain. Les anecdotes personnelles – sa nuit dans la jungle, sa visite au musée de Neandertal en Allemagne, une combinaison de plongée trop petite d’une taille – côtoient de nombreux portraits de chercheurs passionnés, des descriptions de lieux et d’ambiances, ce qui la conduit à raconter son enquête autant que le résultat. L’auteure est douée et le procédé efficace, si on l’apprécie. Il a le mérite de donner un peu de respiration et de couleurs à un sujet somme toute bien sombre et déprimant.
Le ton reste toujours pédagogique, descriptif et presque distancié. L’auteure, en bonne journaliste, s’attache à rapporter des faits, le témoignage du processus en cours, ses causes et les mécanismes en jeu, mais sans porter de jugement, ce qui est cohérent avec le concept d’une humanité muée en force tellurique ou « comme l’espèce invasive ayant connu la plus grande réussite dans toute l’histoire des êtres vivants ». Si l’homme extermine, c’est apparemment dans la nature de sa dynamique en tant qu’espèce. J’avoue avoir trouvé ce ton détaché un peu déroutant. Il en ressort un sentiment perturbant de chronique d’une mort annoncée. Et – en étant sans doute injuste – un fatalisme de privilégié.
Au chapitre sur nos cousins néandertaliens moins heureux – en tant qu’espèce s’entend –, on n’échappe pas au chercheur qui s’intéresse à la base génétique des aptitudes de l’homme : « Il doit y avoir une base génétique à cela, et celle-ci se dissimule dans ces longues listes de paires de base ». En attendant de trouver le gène de notre (in)humanité – le chapitre est intitulé « Le gène de la folie » –, l’auteure constate avec Michale Tomasello (de l’Institut Max-Planck) que ce n’est pas a priori l’intelligence individuelle qui distingue l’homme des grands singes, mais l’aptitude à collaborer : « Les grands singes semblent ne pas être aptes à la résolution collective de problèmes, démarche qui revêt une importance centrale dans la société humaine. » Kropotkine, théoricien de l’anarchisme et du communisme libertaire, aurait apprécié.
Malheureusement, dans le cas d’espèce, le problème à résoudre semble bien être l’homme lui-même, et peut-être pas seulement pour les autres espèces. Selon le paléoanthropologue Richard Leakey, « Homo sapiens ne sera pas seulement la cause de la sixième extinction, il en sera aussi l’une des victimes ». Homo sapiens incapable de collaborer pour se sauver lui-même ? C’est possible. Les négociations deux fois décennales sur le climat le laissent à penser.
La vie continue
Après chaque extinction de masse, le vivant a rebondi et s’est rediversifié d’une manière stupéfiante. La disparition des dinosaures ne fut-elle pas la chance des mammifères ? À l’échelle géologique, une extinction n’est qu’une bifurcation de l’évolution, et pas la fin du processus évolutif. Alors, après nous, à qui le tour ? « Après une bière ou deux, la conversation porta sur l’un des autres sujets favoris de Zalasiewicz : les rats géants. Ce rongeur a suivi l’homme dans pratiquement tous les recoins du globe où il s’est installé. Zalasiewicz pense, et il s’agit là de l’avis d’un spécialiste de l’évolution et de la vie, qu’il dominera un jour le monde. »
Pourquoi pas ? Après tout, le rat n’est-il pas un animal aussi social qu’agressif, aussi prolifique qu’opportuniste ? Il battra l’homme sur son propre terrain, à moins de se voir ravir la vedette par les corvidés, la famille des corbeaux et des pies. Dommage pour Kropotkine, qui n’avait pas envisagé la face sombre de l’entraide. Dommage que l’éditeur français ait choisi un sous-titre trompeur, car, avec ou sans l’homme, la vie continuera donc.
Patron, une autre bière et… à la santé des rats !
Matthieu Calame, Ingénieur agronome (ENSA Toulouse), chargé de programme à la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. Il a publié Lettre ouverte aux scientistes.Alternatives démocratiques à une idéologie cléricale, (éd. Charles Léopold Mayer, 2011), Une agriculture pour le XXIe siècle (Éd. Charles Léopold Mayer, 2007) et La tourmente alimentaire. Pour une politique agricole mondiale (Éd. Charles Léopold Mayer, 2008).