Je me permets d’intervenir, gagné par une certaine lassitude sur l’interprétation de ce qui passe au Bec Hellouin, un lieu sur lequel mon équipe de recherche travaille depuis maintenant 5 ans. Je dois avouer que je suis souvent surpris par le décalage qui existe entre les études que nous avons conduites et les commentaires qui en sont fait.
Il aurait fallu être tout à fait stupide pour faire du Bec une référence en matière d’installation agricole ou un modèle de “ferme alternative”. En revanche, il était intéressant d’étudier quelle pouvait être la production accessible sur une surface de 1000 m², avec quel investissement de travail, quels flux de charges opérationnelles et d’investissement…
… Dans le cadre d’un système commercialisant l’essentiel de sa production en circuit court, se revendiquant tout à la fois de la permaculture (pour la conception globale de l’espace cultivé) et des techniques de maraîchage biointensif, éprouvées et bien décrites, en particulier en Amérique du nord (E. Coleman, J. Jeavons, J.M. Fortier…), des sources d’inspiration malheureusement mal connues en France.
Nous avons donc sélectionné, au sein de cette ferme, un ensemble de parcelles cultivées d’une surface de 1000 m², dont 40 % sous serre, correspondant à des conditions ou des milieux n’ayant a priori rien d’exceptionnel (en termes de conditions écologiques ou d’investissements nécessaires à leur établissement), mais constituant un ensemble cohérent dans le cadre d’un design s’inspirant de la permaculture.
Sur ces 1000 m², l’ensemble des informations relatives aux cultures de légumes (opérations techniques, temps de travaux, flux de matières, charges, natures des investissements nécessaires, récoltes et destination de ces récoltes) ont été mesurés jour après jour pendant 3 ans et demi.
Pour éviter au maximum des biais liés aux particularités commerciales de la ferme, la valeur des produits récoltés a été calculée, chaque fois que cela était possible, en utilisant les prix des mercuriales bio de Normandie (c’est à dire environ dans les deux tiers des cas).
Les résultats de cette étude correspondent donc à un travail de modélisation à partir de données réelles.
Les conclusions sont assez édifiantes :
– Une surface de 1000 m², en utilisant les techniques biointensives pratiquées au Bec Hellouin, permet, compte tenu des charges opérationnelles mesurées, permet d’assurer la rémunération d’une personne ayant un statut agricole (c’est à dire avec les charges sociales afférentes à ce statut, moins importantes que dans le cas d’un salarié), et ce avec un temps de travail au jardin compatible avec la nécessité d’assurer d’autres tâches (commercialisation, entretien de la ferme…) et d’un mode de vie “normal” dans le monde agricole (soit 45 heures de travail hebdomadaire en moyenne annuelles, avec trois semaines de vacances). Ce niveau de résultat n’est pas accessible dans le cadre des références maraichage bio classiquement diffusées.
– Néanmoins, pour des raisons d’organisation du travail autant que de construction de l’offre tout au long de l’année, une surface de 1600 à 2000 m² cultivée en légumes à laquelle s’ajouterait une petite production de fruits (arbres et arbustes), travaillée par deux personnes, avec des aides épisodiques (stagiaires ou coup de mains) limitées à 0,3 ETP (2), paraît un format plus réaliste pour garantit la viabilité économique et la vivabilité (conditions de travail, maintien de liens sociaux forts avec le réseau de la ferme) que l’idée d’une ferme de 1000 m² avec une personne seule.
– La production sur ces 1000 m² permet de produire un nombre conséquent de paniers, forme de commercialisation la plus commune chez ce type de très petit maraîchers bio. Toutefois, il est difficilement envisageable de ne cibler que ce créneau commercial : certains “surplus de production” doivent pouvoir être vendus sur d’autres marchés, boutiques bio par exemple, y compris à des prix moins intéressants. La question essentielle est alors de savoir s’il est possible de “sécuriser” ces marchés additionnels, alors que les apports ne sont pas forcément très importants ni très réguliers et prévisibles… Tout tient alors à la qualité des liens commerciaux / sociaux tissés par les fermiers
– La garantie de revenu est d’autant plus accessible que le niveau d’investissement est faible. Nous avons fait plusieurs scénarios en la matière, en nous basant sur les données recueillies sur l’ensemble des fermes du réseau avec lequel nous travaillons depuis maintenant 18 mois. Pour s’en sortir, le mieux est de compter sur la récup’, les échanges non monétaires avec des voisins etc… Là encore, la question de l’inscription dans des réseaux locaux est une clef du succès.
Vous aurez beaucoup plus de ces commentaires et éléments de discussion dans le rapport final de l’étude, que nous (les chercheurs et les gens du bec) allons finaliser début octobre et qui devrait être vite disponible sur le site de la ferme.
Pour conclure, donc trois messages clefs :
– Les techniques appliquées au Bec Hellouin, le mélange permaculture + maraîchage biointensif auquel les fermiers ont abouti, sont efficaces sur le plan économique et social, et n’exigent pas des apports considérables et constants d’intrants bio (fumier etc.).
– Il est tout à fait justifié de s’en inspirer pour penser des installations, dans des conditions y compris très différentes que celles qui ont prévalu à la fondation de la ferme du Bec Hellouin, en particulier en termes de capacité d’investissement, ou de “capital social”.
– Un problème fréquent constaté dans les installations en maraîchage bio est que les “nouveaux” maraîchers n’arrivent pas à assurer techniquement et financièrement au départ, et que cela les entraine dans des spirales de problèmes dont ils ont du mal à se sortir. L’expérience du Bec montre qu’il est possible de commencer petit, ce qui permet de mieux maîtriser la dynamique du projet et d’enclencher une dynamique vertueuse à tous points de vue. Elle montre aussi qu’on peut avoir un intérêt réel à rester petit, pas seulement parce que “small is beautiful” mais parce que la petite taille garantit une plus grande résilience et une meilleure adéquation sur le long terme de la ferme et de son fonctionnement avec les aspirations économiques, sociales, écologiques et éthiques qui animent les porteurs de projet.
Bref, le Bec Hellouin, en tant qu’entreprise humaine, ne peut en aucun cas être pris comme un modèle à démultiplier.
Mais c’est une source d’inspiration remarquablement riche pour tous ceux qui ont envie de s’engager sur la voie d’une agriculture différente, plus respectueuse des humains et de la terre, à condition d’en réinterpréter les enseignements à l’aune de chaque situation d’installation ou de reconversion.
Cordialement
François Léger
(1) Agronome, coordinateur de l’étude sur la ferme du Bec Hellouin, UMR SAD BAPT (Unité Mixte de Recherche Sciences Action Développement Activités Produits Territoires de l’Institut National de Recherche Agronomique), Paris, AgroParisTech.
(2) ETP : équivalent temps plein