Le jardinier aime le propre
Quand on achète un jeune arbre de deux ans ou plus en jardinerie, il a un tronc bien dégagé (voir la photo qui commence l’épisode sur les pommiers). Quand on le plante, au bout de quelques semaines ou de quelques mois, on voit le tronc pousser de petites ramifications ou, plus souvent, des jets assez vigoureux qui partent de la base. On qualifie généralement ces rameaux de gourmands (1); comme la gourmandise est un vilain défaut, on sanctionne en les sectionnant, d’un bon coup de sécateur. L’idée, derrière ce geste, est que les gourmands concurrencent le bon développement du greffon, surtout s’ils partent du porte-greffe, et que l’on souhaite canaliser la sève pour que l’arbre se développe en hauteur et en largeur. J’ai toujours procédé ainsi jusqu’à ce qu’à la faveur de lectures je découvre qu’il fallait peut-être adapter ce comportement. Notons dès à présent la différence de silhouette entre le pommier franc de la figure 1, ci-joint et les pommiers de deux ou trois ans achetés en pépinière.
Fig. 1. Pommier franc d’environ 5m de haut, issu de semis spontané, qui n’a jamais été taillé. Le tronc n’est clairement visible que si l’on se place du côté Nord. Face au soleil il est protégé par le feuillage des rejets “gourmands”.
Les leçons du sage
Masanobu Fukuoka, l’homme qui faisait de la permaculture (d’excellence !) avant que ce mot n’ait été lancé par Mollison et Holmgren, insiste sur l’intérêt qu’il y a à laisser pousser les arbres avec leur forme naturelle, qui n’est d’ailleurs pas la même d’une espèce à l’autre. Il explique cela en détail dans son livre “L’agriculture naturelle”, à mon avis bien plus intéressant que “La révolution d’un seul brin de paille”, l’ouvrage autobiographique que l’on cite plus souvent.(2) Les raisons pour lesquelles on sent le besoin de tailler un arbre, les branches qui se croisent, qui poussent dans la mauvaise direction, n’ont pas lieu d’être si l’on a laissé pousser l’arbre naturellement dès le départ. Fukuoka signale aussi qu’il a fait mourir les agrumes légués par son père en ne les taillant pas. Selon lui quand on a commencé la formation d’un arbre en le taillant, on ne peut pas arrêter totalement la taille en une fois, il faut aller progressivement vers la forme naturelle. Bien entendu, tout change dès que l’on greffe et que l’on transplante mais je comprends mieux maintenant pourquoi les permaculteurs valorisent tant les arbres issus de semis en place.
Les jeunes troncs ne supportent pas toujours bien l’insolation directe, particulièrement lorsque le climat est contrasté, avec de fortes gelées et de grands écarts de température entre le jour et la nuit ; le phloème, par lequel passe la sève élaborée, n’est pas encore protégé par une épaisse couche de liège, et c’est une partie vivante, cruciale pour l’arbre. Quand un arbre pousse à partir de semis, les feuilles protègent souvent l’écorce (Fig. 1, pommier franc). Les parties non protégées, du fait des pratiques de taille usuelles, risquent ce que les horticulteurs nomment l’échaudure du tronc. Cette altération s’observe sur la partie de l’écorce orientée vers le sud/sud-ouest, avec des fissures longitudinales qui n’affectent pas seulement le liège mais sont plus profondes. Dans des cas extrêmes, les bourrelets cicatriciels n’arrivent pas à refermer la plaie, différents parasites attaquent le coeur et l’arbre meurt. La prévention se fait classiquement avec du tissu, ou des canisses, ou du plastique, ou un blanchiment à la chaux. C’est cette dernière solution que j’ai adoptée après avoir constaté des fissures profondes sur le tronc de mon plaqueminier hybride Nikita gift (Fig. 2).
Fig. 2. L’écorce du tronc de ce plaqueminier s’est craquelée lorsque, plus jeune, il était exposé aux rayons du soleil. Le bourrelet cicatriciel n’a pas encore recouvert le bois dénudé, de couleur noire.
Par la suite j’ai laissé pousser les gourmands tout autour du tronc (Fig. 3) et si les blessures ne cicatrisent pas bien, car les bourrelets cicatriciels sont pour le moment loin d’avoir recouvert le bois exposé, je me servirai de ces gourmands pour des greffes régénératrices, par approche. A noter que le comportement d’autres arbres comme les amandiers est très différent : ils supportent bien l’insolation du tronc. A la réflexion ce n’est pas surprenant, ce sont des espèces de climats arides et ensoleillés, avec une défoliation partielle en été.
Fig. 3. Les gourmands forment maintenant un écran protecteur de l’écorce en opposant leurs feuilles aux rayons du soleil. Ils sont taillés à hauteur des premières ramifications pour éviter qu’ils ne concurrencent le greffon.
Le tilleul à grandes feuilles que j’avais acheté chez Planfor avait tout autour du tronc une bande de plastique perforée (Fig. 4): je n’y avais pas attaché une réelle importance mais j’ai appris plus tard que le jeune tronc de tilleul était particulièrement sensible à l’échaudure.
Une conférence signalée sur un site de jardinage souligne que cet accident est plus fréquent depuis quelques années (changement climatique ?).
Les gourmands pour un meilleur enracinement
On peut bien entendu mettre un étui pour protéger de l’insolation mais les gourmands ont, je crois, un autre avantage. Leurs feuilles sont autant de capteurs solaires et la photosynthèse qui y prend place contribuera à nourrir le système racinaire. J’ai pu constater à plusieurs reprises que, comme me l’avaient bien dit des jardiniers expérimentés, l’enracinement des jeunes arbres est un facteur crucial dans la reprise des fruitiers achetés en pépinière. Sous notre climat très contrasté de moyenne montagne, cet enracinement peut prendre deux, voire trois ans, pendant lesquels il m’est arrivé plusieurs fois de perdre ces arbres.
Fig. 4. Tilleul à grandes feuilles. La bande en plastique souple perforé qui protégeait le tronc a été retirée pour la photo. Sur la droite le tuyau de plastique bleu qui sort du sol a été installé au moment de la plantation, pour un arrosage profond. A 1 m de profondeur, il débouche sur une petite poche de sable. On évite ainsi que le développement des racines ne se fasse en surface, ce qui les rendrait plus vulnérables aux épisodes de sécheresse.
Je continue à couper les gourmands qui partent de la base, mais seulement en hauteur, lorsqu’ils rentrent dans la zone où le tronc se ramifie et où les branches feuillues procurent toute l’ombre et la photosynthèse nécessaires (voir Fig. 3). Je crois qu’il est possible de profiter de leur vigueur, sans pour autant affaiblir le greffon. De toutes façons, quelle que soit la taille, c’est toujours délicat de tailler.
On me fait remarquer que je n’ai qu’une année de recul et qu’il faut voir avec de multiples expériences si tout se passe bien et en particulier si le développement des gourmands du porte-greffe ne provoque pas un rejet du greffon. Sage prudence : mon article sera donc une invite à plus d’expérimentation, plutôt qu’un conseil d’application d’une recette éprouvée !
Le déséquilibre entre parties souterraines et parties aériennes
Si l’on a pratiqué une taille sévère sur un arbre bien enraciné, on est presque obligé de traiter. Quand je débutais en jardinage, j’étais intrigué par le fait que souvent, quand un végétal est attaqué, ce n’est pas par une peste mais par plusieurs. Y a-t-il une raison pour que les champignons et les pucerons joignent leurs efforts pour ruiner ma belle plante ? Quand je leur ai posé la question, des collègues botanistes m’ont expliqué que cette observation pouvait s’expliquer. La partie de l’arbre dans laquelle se construit la matière vivante est la partie aérienne, les cellules végétales ont besoin de la lumière pour fabriquer des sucres simples ; d’autre part elles utilisent l’azote minéral venu des racines par la sève brute pour fabriquer les acides aminés, constituants de base des protéines. Si tout est en équilibre, les petites molécules seront assemblées en macromolécules, les sucres seront principalement utilisés pour faire de la cellulose, les acides aminés pour faire des protéines. Pour les pestes, comme pour nous, les macromolécules sont bien plus indigestes, il n’y a même qu’un nombre assez limité d’organismes capables de digérer la cellulose. Si la sève brute arrive et ne trouve pas des usines de synthèse à la mesure de son débit, il va y avoir accumulation de petites molécules, un régal pour les pestes quelles qu’elles soient (3). Une amie botaniste à qui j’ai soumis ce texte m’a fait remarquer qu’une taille sévère impliquait des plaies qui sont autant de voies d’entrée des pestes et qu’on ne pouvait pas tout mettre sur le dos du déséquilibre entre parties aériennes et parties souterraines.
Inversement, quand le système racinaire est réduit à rien comme lorsque l’on fait une bouture, il faut réduire les feuilles en en gardant le minimum, de préférence pas trop jeunes, pour qu’elles résistent à la soif et à la famine.(4)
(à suivre)
(1) Il y a aussi des gourmands qui jaillissent sur les branches charpentières mais dans la suite de cet article nous ne prendrons en compte que ceux de la base de l’arbre.
(2) Pour les radin-e-s (ou les fauché-e-s mais pas au point de ne pas avoir un ordinateur connecté à internet) on peut se procurer gratuitement au format pdf les deux livres cités de Fukuoka et les deux premiers ouvrages de Mollison et Holmgren à l’adresse suivante.
(3) A noter que l’on peut obtenir avec trop d’engrais le même déséquilibre qu’avec une taille trop sévère.
(4) Pour la lecture critique de cet épisode, merci à Isabelle Urban, co-auteure de l’excellent manuel “Les secrets d’un jardin écologique”.