Un ami normand enthousiaste m’a incité, presque forcé serait plus exact, à me plonger dans la lecture de Cosmos, le dernier ouvrage de Michel Onfray, cet autre normand discrètement fier de ses ancêtres Vikings. Je reviendrai probablement sur Cosmos, ouvrage riche, très divers, mais je voudrais aujourd’hui m’attarder sur le chapitre intitulé Botanique de la volonté de puissance.
Michel Onfray applique la notion (nietzschéenne) de volonté de puissance à la trame de l’univers et en particulier à l’évolution. L’insistance que Michel Onfray met à traiter le cas de la liane étrangleuse tropicale Sipo matador s’éloigne d’une vision d’écologue. Je vais illustrer mon propos avec l’exemple du lierre (Hedera helix) une liane plus proche de notre environnement vécu que Sipo matador.
C’est un jeune permaculteur du Var, Eskander, qui m’a montré comme le lierre et le chêne blanc cohabitaient. Le lierre se sert du tronc du chêne pour compenser la faiblesse de son propre bois mais son feuillage s’arrête là où celui du chêne commence. Les feuilles du lierre se contentent d’un ensoleillement moindre en été et elles profitent probablement de la période hivernale pendant laquelle le chêne a perdu ses feuilles.
Fort de cette révélation, j’ai commencé à regarder autrement les arbres couverts de lierre. À la suite d’un héritage, des voisins m’ont invité récemment dans un jardin abandonné en cours de réhabilitation. Un banc avait été redécouvert en dégageant le lierre. Mon hôte pointe le lierre qui enrobe un des trois amandiers en le désignant comme la prochaine cible du débroussaillement. Je lui fais remarquer que, des trois arbres largement centenaires, probablement plantés à la même époque, le seul qui avait encore un feuillage abondant et sain était justement celui dont le tronc était couvert de lierre. Peut-être était-ce une coïncidence mais j’aime à croire que l’association des deux végétaux avait été plus bénéfique que nuisible.
Ce qui est certain et que je savais déjà, c’est que le lierre est un atout pour l’écosystème dont il fait partie. Quand le lierre était en fleur sur le mur de la rue où habitaient mes parents à St Cyr au Mont d’Or, il bourdonnait d’insectes : abeilles diverses et frelons, syrphes, coléoptères… Je m’en étais largement servi pour enrichir la boite de collection qui nous était demandée pour l’examen pratique de Zoologie. J’ai lu que les fruits, toxiques pour l’Homme, sont comestibles pour les oiseaux. Pour faire l’éloge du lierre, je ne peux faire mieux que de citer la LPO :
“Le lierre nourrit beaucoup d’insectes butinants à la fin de l’automne, car c’est le seul présentant beaucoup de pollen et de nectar à cette époque grâce à ses fleurs tardives. Etant également le premier à produire des fruits dès le mois de mars il permet aux premiers migrateurs de se repaître de ses baies avant d’installer leur nid entre ses feuilles accueillantes. De nombreuses espèces d’oiseaux s’y côtoient et s’y reproduisent. Outre les oiseaux, quelques mammifères peuvent y trouver un refuge. Le Lérot et le Renard apprécient grandement ses baies, les chauves-souris y trouvent un site de repos idéal. Le lierre est donc une aubaine pour de nombreux animaux qui y trouvent gîte et couvert…
– il aurait la faculté d’absorber certaines substances toxiques de l’air des villes;
– il héberge également de minuscules punaises qui ont pour particularité de chasser activement pucerons et psylles, ravageurs du poirier.
Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas un parasite de l’arbre. Il ne l’utilise que comme support. Il n’affecte aucunement sa croissance et peut au contraire le protéger des intempéries et des coups de dents des rongeurs.”
Pour en revenir à la volonté de puissance dans l’évolution, l’exemple du lierre illustre bien pour moi qu’une association symbiotique a plus de chance de résister à la sélection naturelle qu’un brutal rapport de prédation ou de parasitisme. Il est clair que la plupart des symbioses ont commencé par des rapports entre prédateur et proie, entre hôte et parasite, mais que ces rapports sont moins durables, moins résilients que la symbiose. Ceci ne veut pas dire que la prédation serait rare dans les écosystèmes contemporains. Il y a même fréquemment des rapports de prédation qui sont favorables à l’équilibre du milieu, la sélection naturelle portant sur l’écosystème plutôt que sur l’espèce prise isolément. J’ai déjà évoqué cette notion contre-intuitive selon laquelle le loup mangeant des daims favorise la survie des daims, en maintenant leur population à un niveau compatible avec leur environnement.
Il est possible que le lierre, qui respecte le chêne blanc, étouffe effectivement d’autres espèces d’arbres, comme Sipo matador est censé le faire dans Cosmos (1), mais il est aussi possible que ce parasitisme améliore la qualité et la résilience du milieu dans lequel il s’est installé. À ce point de la spéculation, je sors de ma compétence réelle mais j’espère que les lectrices et lecteurs auront compris ma réaction à la lecture de la Botanique de la volonté de puissance de Michel Onfray et les nuances que je voulais apporter à son texte.
Ghislain Nicaise
(1) Trois mois après la publication de cet article, j’ai pu évoquer cette question avec un permaculteur californien à qui je faisait admirer la remarquable association lierre-chêne dans la campagne du Devon. Il m’a appris qu’aux Etats-Unis le lierre ne respectait pas les chênes, c’est une peste qui casse les branches sous son poids. J’ai vérifié que le lierre, d’origine européenne, avait été introduit récemment par l’Homme sur le continent américain. Il y aurait donc eu en Europe une co-évolution qui permet au chêne et éventuellement à d’autre espèces européennes d’inhiber la croissance du lierre dans les zones périphériques de l’arbre, celles où se développe le feuillage. Des inhibitions de croissance à distance, sous l’effet d’une phéromone émise par les feuilles, sont connues entre arbres de la même espèce comme l’illustre le cliché ci-joint d’une canopée de pins à la villa Thuret (Antibes), peut-être ont-elles été étudiées entre espèces différentes ?