sous le titre “Les villes en transition, l’ambition d’une alternative urbaine”, Adrien Krauz (*) fait le point sur le site de Métropolitiques
L’entrée du terme « transition » dans le registre de l’action publique montre que les questionnements sur les manières de construire des modèles de société plus soutenables sont toujours d’actualité. La réponse proposée par les « villes en transition » est un modèle d’action appuyé sur une pluralité d’initiatives locales et citoyennes qui reposent sur une méthode d’aménagement écologique des territoires : la permaculture.
Face à la menace constituée par la crise environnementale, nos sociétés occidentales ont forgé le « développement durable ». Entendu comme un modèle de développement dans lequel les dimensions écologiques, sociales et économiques sont rééquilibrées ainsi qu’un mode de gestion des ressources naturelles prenant en compte les besoins des générations futures, le terme est aujourd’hui intégré dans les politiques publiques et les pratiques d’aménagement.
L’idée de « transition » est une notion en pleine émergence. Elle semble prendre le relais du « développement durable » dans la formulation de l’action publique, le terme, après plus de 30 ans d’existence, ne semblant pas être à la hauteur de la crise à laquelle il fait face. Apparaissant ponctuellement dans des cercles restreints depuis le début des années 1980, la notion de « transition » est actuellement au cœur de débats dans des milieux variés – institutionnels, universitaires, militants, citoyens. Elle se décline sous plusieurs formes et revêt plusieurs acceptions selon les contextes où elle est employée (« transition écologique », « transition énergétique », « transition post-carbone », « sustainability transitions », « transition citoyenne », « villes et territoires en transition »). Elle tend à intégrer le registre de l’action publique en France et en Europe.
Parmi ces approches, les « villes et territoires en transition » (ou « transition towns ») suscitent un intérêt croissant par la dimension spatialisée de la notion qu’elles sous-entendent. Depuis 2006, cet « objet politique non identifié » (Cottin-Marx et al. 2013) est constitué d’initiatives et d’expérimentations locales et citoyennes qui visent l’invention de modes de vie moins dépendants au pétrole. Les villes inscrites dans ce mouvement s’appuient sur un guide pratique, le Manuel de transition, rédigé par l’un de ses initiateurs, Rob Hopkins, et sont labellisées et structurées par une ONG, le Transition Network. Elles ont essaimé dans plus de 40 pays pour former ce que ses observateurs appellent le « mouvement de la Transition » (Semal 2013).
L’accolement des deux mots « ville » et « transition » peut susciter un certain nombre d’attentes de la part des urbanistes et autres professionnels de l’aménagement dans l’anticipation de pratiques alternatives de leurs disciplines. La constitution de l’urbanisme en tant que discipline s’est appuyée sur une volonté de réforme sociale et la constitution de modèles dont les premiers prirent la forme d’utopies (Choay 1965). Le mot « transition » indique lui-même un horizon d’attente qui n’est pas sans rappeler cette volonté réformatrice. Comment le mouvement de la « Transition » mobilise-t-il la question de l’espace et de son aménagement ? Procède-t-il d’un retour à l’utopie, au modèle ? Et si oui, dans quelle mesure ?
Pic pétrolier et résilience locale
Le mouvement de la « Transition » naît en Angleterre en 2006 sous l’impulsion de Rob Hopkins. Hopkins est un activiste écologiste et enseigne la permaculture (forme de designécologique inspiré des écosystèmes naturels, développée dans les années 1970 en Australie) au college of further education (établissement d’enseignement postobligatoire) à Kinsale en Irlande. Il prend conscience de l’imminence du « peak oil » (ou « pic pétrolier »), annoncé par de nombreux experts comme le moment où la production mondiale de pétrole atteindra son maximum pour ensuite décroître jusqu’à épuisement de la ressource. Dans nos sociétés totalement dépendantes au pétrole, la perspective du « peak oil » annonce des conséquences catastrophiques.
Hopkins travaille avec ses étudiants sur un « plan de descente énergétique » afin d’imaginer des solutions de transition vers un futur « post-pétrole ». En 2006 à Totnes en Angleterre, il organise la première expérience de « ville en transition ». En 2008, il écrit un Manuel de transition. Il y explique les raisons d’« entrer en transition » vers des modes de vie moins dépendants au pétrole et propose une méthode en 12 étapes pour démarrer une « initiative de transition », depuis la création d’un « groupe initiateur » temporaire jusqu’à la construction d’un « plan de descente énergétique ». Ce manuel et ses diverses traductions permettent d’accélérer la multiplication des groupes locaux de transition et d’internationaliser le mouvement, qui, à la date de septembre 2013, comptait près de 500 initiatives officielles dans 43 pays [1].
La prise de conscience du « pic pétrolier » est à la racine du mouvement. Elle permet de faire émerger un sentiment d’urgence et, selon ce mouvement, rend inévitable la perspective d’une transition post-carbone. Il est alors question d’inventer et de promouvoir des modes de vie « post-pétrole » susceptibles de reposer sur le renforcement de la « résilience » des communautés, concept issu des sciences écologiques qui désigne ici la capacité d’un système (une communauté) à résister à un choc externe (la rareté du pétrole). Cette capacité de « résilience » revient à diminuer la dépendance au pétrole des communautés en poursuivant un objectif de « descente énergétique », c’est à dire une réduction de la consommation énergétique, ainsi qu’une relocalisation de la production, notamment alimentaire. Le renforcement des liens intracommunautaires et la « grande requalification », qui consiste à réhabiliter des savoir-faire vernaculaires disparus avec l’avènement de l’ère de l’énergie bon marché (cultiver, réparer, fabriquer…), participent aussi de cette « résilience » locale. Le mouvement de la Transition définit son approche comme résolument inclusive, positive et pratique. Elle rejette la conflictualité et la critique pour susciter l’engagement dans la construction d’alternatives concrètes. Cette démarche, qui se revendique apolitique, est source de critiques. Les reproches se focalisent sur l’absence de la question de la justice sociale ou de l’égalité, ou soulignent son inscription dans un mouvement de dépolitisation des enjeux environnementaux (Kenis et Mathijs 2014 ; Jonet et Servigne 2013 ; Chatterton et Cutler 2013).
Dans cette perspective, des dispositifs de relocalisation des échanges tels que les AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), les monnaies locales et complémentaires, les SEL (systèmes d’échange locaux) et les banques de temps ou les « ressourceries » (lieux où sont collectés des objets inutilisés ou des déchets pour être réemployés ou recyclés) trouvent largement leur place dans le mouvement de la Transition. Mais c’est dans une tentative de réinsérer l’agriculture dans la ville que les réalisations des « transitionneurs » sont les plus visibles. Elles se manifestent sous la forme d’actions et de dispositifs (jardins partagés, composteurs, plantations comestibles dans l’espace public, toits en ville utilisés pour l’agriculture) qui rappellent que le mouvement prend ses racines dans la permaculture qui constitue « le liant conceptuel et le fondement éthique qui soutient le travail de transition » (Hopkins 2010, p. 135).
La permaculture, un projet social de prospérité durable
La permaculture (contraction de « permanent agriculture ») est une approche alternative de l’agriculture développée en Australie dans les années 1970 par Bill Mollison, biologiste, et David Holmgren, designer environnemental, tous deux activistes écologistes. En ligne avec la montée d’un environnementalisme « tiers-mondiste », la permaculture s’est développée face au constat des dommages produits par l’agriculture industrielle sur les terres cultivables, de sa consommation énergétique élevée, ainsi que des asymétries de développement qu’elle engendre (Holmgren et Mollison 1978).
Holmgren et Mollison proposent comme alternative la création de « système[s] évolutif[s], intégrés, d’auto-perpétuation d’espèces végétales et animales utiles à l’homme » (Holmgren et Mollison 1978, p. 15). Par l’imitation des relations et des structures observées dans la nature, ils proposent une série de principes fonctionnels (parmi lesquels l’observation, l’évolutivité, la conservation de l’énergie, la diversité et l’utilisation de solutions simples et petites…) qui permettent d’obtenir des systèmes productifs pérennes et efficaces.
Plus qu’un ensemble de techniques d’agriculture biologique, la permaculture se présente selon ses auteurs comme une contribution à la construction d’une « vraie science de l’environnement – théorique et pratique », un modèle intégrant « l’écologie, la conservation de l’énergie, l’aménagement du paysage, la rénovation urbaine, l’architecture, l’agriculture (…) » (Holmgren et Mollison 1978, p. 16). Leur démarche part du constat que « les sociétés ont besoin d’idéaux partagés et de buts à long terme » et que la permaculture « peut être une contribution parmi d’autres pour se diriger vers de tels objectifs ». Holmgren et Mollison affirment avoir pris en compte « les problèmes posés par le chômage (…), les névroses urbaines, et les sentiments d’impuissance et d’absence de but ressentis par beaucoup dans le monde contemporain ». La permaculture se prétend, en ce sens, une solution pour apporter une prospérité durable à la société, reposant sur une véritable vision du monde (Pezrès 2010).
Depuis 25 ans, la définition de la permaculture a évolué en intégrant les habitants, leurs constructions et les manières dont ils s’organisent, passant d’une vision de la permaculture comme « agriculture permanente ou soutenable » à celle d’une « culture permanente ou soutenable » (Holmgren 2011). Hopkins déclare, d’ailleurs, avoir pensé le modèle de la Transition comme une tentative de faire de la permaculture à l’échelle de la ville [2]. Il s’agit alors de repenser les établissements humains à l’aune d’une relation avec la nature renouvelée, clé de leur pérennité. Du point de vue de l’aménagement, ceci passe par la création d’une relation symbiotique entre ville et campagne : « avec une production alimentaire à l’intérieur de la cité, une production de fibres, de carburant (…) et de protéines dans les zones rurales proches, et un échange de services, d’assistances et de compétences » (Holmgren et Mollison 1978, p. 111). En ville, il s’agit de convertir des espaces potentiellement productifs (« Toutes les cités ont des terrains libres non utilisés ; les bords des voies, (…), les vérandas, les toits en béton, les balcons, les murs de verre et les fenêtres faisant face au sud » (Holmgren et Mollison 1978, p. 114)). Ces espaces sont mis à profit pour récupérer de l’énergie et produire de la nourriture, suscitant des adaptations architecturales comme le positionnement des fenêtres, l’aménagement des balcons et des toits, l’installation de treillages…
Dans son Manuel de transition, Hopkins propose une « vision » pour l’Angleterre en 2030. Il y imagine l’agriculture urbaine comme une priorité pour les urbanistes et les communautés (« on a redessiné les villes pour en faire des endroits productifs » (Hopkins 2010, p. 110)). Il voit le retour du maraîchage aux franges des villes et dans les grands parcs urbains. D’un point de vue architectural, il prévoit l’augmentation de l’efficacité énergétique des logements, le développement de l’habitat groupé, l’utilisation de matériaux locaux et naturels tels que le pisé, la paille, le chanvre, le bois, ou issus du recyclage, ainsi qu’un programme de formation aux techniques de construction à l’échelle nationale. Ces dispositions spatiales s’accompagnent d’un ralentissement de la vie, de changements dans les habitudes des habitants, ayant pour effet un ancrage plus fort de ceux-ci dans leurs villes et leurs « biorégions » [3], ainsi qu’une plus grande participation à une vie locale devenue plus « vibrante ».
Un urbanisme d’hybridation entre sciences de la nature et sciences de la société
On peut se demander si le mouvement de la Transition, par sa portée réformatrice et la description de dispositions ayant trait à un aménagement de l’espace plus désirable, n’entre pas en filiation avec certains modèles urbanistiques ou pré-urbanistiques décrits par Françoise Choay (Choay 1965 ; Carriou et Ratouis 2014). En effet, dans le Manuel de transition et dans Permaculture One, les références à William Morris et à Ebenezer Howard sont présentes, ainsi qu’à Kropotkine et à Lewis Mumford. Le mouvement de la Transition trouverait des sources chez les « urbanistes culturalistes » : par l’importance qu’il donne à la communauté, par la critique de l’industrie et du progrès technique qu’il développe, par une certaine nostalgie d’un passé préindustriel considéré comme plus « résilient »… Il se replace ainsi dans une généalogie utopique, tout en introduisant de nouveaux éléments qui permettent de la dépasser.
En effet, la description d’une société future désirable ne se fait plus « nulle part », mais dans les multiples possibilités offertes par un modèle d’action. En cela, la Transition est ancrée dans le réel. À la différence des « utopies de la forme spatiale » et de leur tendance à la clôture (Harvey 2000), elle propose une pratique de transformation du réel où la vision fait office de catalyseur ou de boussole, et non de plan. Par ailleurs, la Transition ne fonde pas son paradigme alternatif sur la « culture » ou dans les seules relations sociales, mais sur un nouveau lien à la nature considéré comme le prélude à une « culture permanente », et ce sans pour autant revendiquer un parti anti-urbain.
La Transition procéderait en ce sens d’une « écologisation » du culturalisme. Dans cette voie, elle permet d’enraciner la pratique de l’aménagement dans une connaissance plus profonde des systèmes écologiques. En cela, elle renverse la perspective d’un urbanisme considéré comme une science rationnelle ou appréhendé sous l’angle des sciences sociales. L’urbanisme apparaît comme un savoir hybride mêlant sciences de la nature et sciences de la société. Le mouvement de la Transition pose la question d’une rationalité d’aménagement cherchant à dépasser les logiques de « développement durable » en s’appuyant sur le local et ses singularités, tout en posant les bases des conditions d’autoreproduction des écosystèmes.
Des principes plus qu’un modèle
L’idée de transition appelle à quitter une situation pour en atteindre une autre, plus désirable. En ce sens, elle semble mobiliser à la fois l’utopie comme « une idée situationnellement transcendante » (Mannheim 1956), et une logique de projet, puisqu’il s’agit de construire une trajectoire, même incertaine, vers cette situation désirée. Il n’est pas question de planification rationnelle globale, de recherche d’une one best way, mais plutôt d’ouvrir le champ des possibles et de reconnaître la pluralité des chemins pour y parvenir. Ainsi, la Transition est guidée par des principes, des valeurs, par une ou des visions qui constituent autant de boussoles orientant son élaboration. Elle s’appuie sur l’expérimentation, sur l’apprentissage et sur la capacité réflexive des individus.
Bien qu’entretenant une filiation avec des textes considérés comme utopiques, la Transition ne propose pas de modèle urbain. Elle nous interroge sur notre capacité à construire notre futur de manière collective et délibérée, en proposant des alternatives qui se veulent à la fois radicales et concrètes.
Adrien Krauz (*) le 1er décembre 2014.
Bibliographie
- Carriou, C. et Ratouis, O. 2014. « Quels modèles pour l’urbanisme durable ? »,Métropolitiques, 25 juin.
- Chatterton, P. et Cutler, A. 2013. Un écologisme apolitique. Débat autour de la transition, Montréal : Écosociété.
- Choay, F. 1965. L’Urbanisme, utopies et réalités, Paris : Seuil.
- Cottin-Marx, S., Flipo, F. et Lagneau, A. 2013. « La transition, une utopie concrète ? »,Mouvements, n° 75, p. 7‑12.
- Harvey, D. 2000. Spaces of Hope, Édimbourg : Edinburgh University Press.
- Holmgren, D. et Mollison, B. 1978. Permaculture One : A Perennial Agriculture for Human Settlements, Melbourne : Transworld.
- Holmgren, D. 2011. Permaculture : Principles and Pathways Beyond Sustainability, East Meon : Permanent Publications.
- Hopkins, R. 2010. Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Montréal : Écosociété.
- Jonet, C. et Servigne, P. 2013. « Initiatives de transition : la question politique »,Mouvements, n° 75, p. 70‑76.
- Kenis, A. et Mathijs, E. 2014. « (De)politicising the local : the case of the Transition Towns movement in Flanders (Belgium) », Journal of Rural Studies, vol. 34, p. 172‑183.
- Mannheim, K. 1956. Idéologie et utopie, Paris : Librairie Marcel Rivière et Cie.
- Pezrès, E. 2010. « La permaculture au sein de l’agriculture urbaine : du jardin au projet de société », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, n° 2.
- Semal, L. 2013. « Politiques locales de décroissance » in Sinaï, A. (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Paris : Presses de Sciences Po.
Notes
[1] Pour consulter ces données : www.transitionnetwork.org/in….
[2] Interview de Rob Hopkins par Sami Grover, 27 mars 2007, disponible en ligne à l’adresse suivante : www.treehugger.com/culture/r….
[3] Le concept de « biorégion » a été influencé par les travaux de Patrick Geddes puis de Lewis Mumford sur le régionalisme. Il a été conceptualisé pour définir une échelle d’aménagement permettant la prise en compte des problèmes écologiques (voir Sale, K. 1985. Dwellers in the Land : The Bioregional Vision, San Francisco : Sierra Club ; Thayer, R. L., Jr. 2003. LifePlace : Bioregional Thought and Practice, Oakland : University of California Press ; Berg, P. et Dasmann, R. 1977. « Reinhabiting California », The Ecologist, vol. 7, n° 10, p. 399‑401). Actuellement, le concept de « biorégion urbaine » est au cœur du travail de l’école des territorialistes italiens dont le chef de file est Alberto Magnaghi (voir Magnaghi, A. 2014. La Biorégion urbaine. Petit traité sur le territorie bien commun, Paris : Eterotopia).
(*) Adrien Krauz est architecte-urbaniste, doctorant à l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense, au sein de l’équipe Mosaïques – LAVUE (Laboratoire architecture, ville, urbanisme, environnement ; CNRS UMR 7218). Sa thèse interroge les visions du monde sous-tendues par les discours sur la « transition » et les acteurs qui les portent.