Aux fraternités ouvrières par Ghislain Nicaise
Un jardin-forêt établi en Europe du Nord
J’ai déjà eu l’occasion de signaler dans les pages du Sauvage qu’une des applications des principes de permaculture aboutissait à la réalisation de jardins-forêts nourriciers. Pendant au moins trois ans, j’ai cru que le seul jardin-forêt en climat tempéré froid avait été celui de Robert Hart (1) peut-être relayé par celui de Patrick Whitefield (2), les deux étant localisés dans les îles britanniques. Celui de Robert Hart laissé à l’abandon depuis la mort de son créateur a semble-t-il périclité et n’est plus visité. A partir du moment où j’ai eu connaissance de l’existence d’un jardin-forêt belge, à quelques kilomètres de Tourcoing, je n’ai cessé d’échafauder des plans de visite. C’est en mai 2012 que j’ai pu faire coïncider un jeudi libre (les visites se font les jeudis après midi) avec un séjour en un lieu plus proche que la région de Nice, Paris en l’occurrence. De Paris, via Lille, on fait facilement en train un aller le matin et un retour en fin d’après midi.
Gilbert et Josine
Nous arrivons dans une banlieue aux rues larges, désertes, très propres et un peu tristes. Il faut croire que des jardins sont derrière ces maisons d’un à deux étages serrées les unes contre les autres : ce n’est pas évident. La rue Charles Quint est finalement assez près de la gare mais le plan relevé sur internet est moins utile que les renseignements donnés par de rares passants. Une pancarte nous confirme que nous sommes bien arrivés au local des Fraternités Ouvrières et au domicile de Josine et Gilbert Cardon. Ils sont bien là, Josine discrète toute en bonté souriante, Gilbert le colosse truculent à la voix de basse, qui se qualifie lui-même de picaresque, ouvrier retraité, anciennement mécanicien dans une usine chimique. Nous sommes accueillis dans une pièce toute en longueur tapissée du sol au plafond par d’innombrables (de l’ordre de 6000) sachets de graines. On reviendra sur les graines après la visite du jardin, libre, non accompagnée. Formés par la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) ils sont restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse. Ils se sont rencontrés en Amérique du Sud, ont élevé 5 enfants et sont maintenant les grand-parents de 19 petits-enfants. Toute cette famille et d’autres bénéficient à l’occasion des produits de leur jardin d’abondance.
La jungle du Nord
Des allées étroites tracées à peu près à angles droits permettent de progresser dans un fouillis vert (Fig. don de Mauricette de Bleekere) dans lequel je reconnais des groseilliers, des framboisiers, des ronces sans épine. De ce taillis émergent pommiers, poiriers, pruniers, cerisiers… maintenus le plus souvent à une hauteur de 3 à 4 m, parfois à grands coups de scie. Les branches coupées sont laissées telles quelles au pied des arbres, du moins quand on peut les voir au travers de la verdure. Sous les buissons à petits fruits, une strate dense où dominent l’égopode (Aegopodium podagraria), l’ortie (Urtica dioïca) et l’ail aux ours (Allium ursinum). De temps en temps une petite “clairière” où sont plantés des légumes potagers, poireaux, potirons, haricots… Les espaces entre plants sont couverts de déchets végétaux, comme il se doit, pour ne pas laisser la terre nue. Nous passons un petit pont, au dessus d’une mare couverte de lentilles d’eau (Lemna minor) et traversons 3 serres qui ont visiblement servi à préparer les plantations de légumes. Une des serres est dite “californienne” : sous les pieds des visiteurs une grille qui laisse voir un bassin où nagent des poissons. Je ne sais d’où vient le qualificatif de californien mais je reconnais le principe du volant thermique assuré dans la serre par une grande masse d’eau. J’avais découvert avec émerveillement cette pratique en 1981, en visitant le New Alchemy Institute, situé loin de la Californie, dans le Massachusetts. Nous apprenons plus tard que l’égopode, l’ortie, l’ail aux ours et une bonne vingtaine d’autres plantes spontanées sont les légumes d’hiver (particulièrement si l’hiver a été très froid) et que nous sommes arrivés au moment du relai assuré par les légumes plus classiques. Ils ne font pas de conserves, ne congèlent rien : le jardin les approvisionne toute l’année.
Des indications sur l’espèce ou la variété sont parfois lisibles sur des étiquettes en plastique récupéré (PVC) gravé avec une pointe chaude (je retiens l’astuce car mes étiquettes écrites au feutre sur des morceaux de bouteille de lait se décolorent régulièrement). Autre truc que je ne connaissais pas : des pots de fleurs à l’envers suspendus aux branches, bourrés de paille ou de tissu de coton, pour abriter des insectes et en particulier des forficules (Forficula auricularia, le perce-oreilles, grand prédateur de pucerons, de psylles, d’acariens, de carpocapses, d’oeufs de limaces…). J’en ai installé après cette visite sur mes pommiers et cerisiers.
Pas vraiment une forêt
Alors que le jardin a moins de 2000 m2 de superficie (1850 exactement), on a l’impression d’une surface bien plus importante, peut-être parce que le regard ne porte jamais loin. Cette abondance végétale n’est pas celle d’une forêt mais plutôt d’une clairière, d’un chablis en voie de restauration. Si on laisse le temps à la forêt de pousser, la canopée finit par se refermer et il ne pousse plus grand-chose au pied des grands arbres. Francis Hallé signalait que sous le couvert d’une forêt tropicale primaire, non modifiée par l’homme, on pouvait rouler à vélo. C’est vrai aussi me semble-t-il pour certaines de nos forêts européennes bien établies, bien que l’on ne puisse parler de véritables forêts primaires en Europe (3). Je n’ai remarqué qu’un seul endroit du jardin de Mouscron où un arbre a été laissé libre de pousser en hauteur, à son pied la végétation plus clairsemée contraste avec l’exubérance verte qui règne ailleurs. C’est à l’interface forêt-prairie ou dans les clairières que l’écosystème forestier est le plus riche. Les végétaux y profitent de la protection des arbres, de l’humus qu’ils contribuent à élaborer, sans trop souffrir de restriction de lumière. À Mouscron comme dans d’autres forêts nourricières cultivées (4), l’intervention humaine consiste à maintenir le déséquilibre productif de cet interface.
La permaculture à Mouscron
La permaculture ne se résume pas au jardin-forêt. L’auteur d’un des meilleurs livres de permaculture qu’il m’ait été donné de parcourir, Martin Crawford, a même écrit en substance dans son premier chapitre : Pour éviter la confusion, je n’appelle pas mon jardin-forêt “permaculture”, j’en reste à “jardin-forêt” (5, 6). Gilbert et Josine se réclament de la permaculture mais ils ne l’ont pas apprise avant de commencer. Comme d’autres pionniers, ils l’ont inventée, au moins pour partie. Gilbert une fois sorti de son emploi salarié à l’usine, avait peu de temps à consacrer au jardin ; s’il coupait la branche d’un fruitier qui faisait trop d’ombre, il la laissait sur place et a ainsi redécouvert l’intervention minimale. En 40 ans le sol n’a jamais été labouré, aucun pesticide ou engrais chimique, les pestes vont toujours en diminuant et la fertilité en augmentant. Pas d’arrosage mais là ils ont un avantage climatique indéniable avec le ciel du Nord (je sais ce que ça implique de ne jamais avoir de pluie l’été). Autre caractéristique importante : la diversité. Si les reportages visibles sur internet (voir ici et aussi ici) sont corrects le jardin compte plus de 2000 variétés d’arbres et 5000 variétés de plantes comestibles. Même si certaines de ces variétés ont été présentes et ont été perdues, la diversité est réellement exceptionnelle.
Fin de la visite
J’adhère à la coopérative et j’achète quelques sachets de graines et des conseils de jardinage polycopiés. Ces polycopiés sont très riches en conseils, des conseils classiques, et des originaux, que je n’ai pas la place de détailler ici. La seule vraie critique que je retiens de leur lecture porte sur l’utilisation d’algues calcaires (ou lithothamne ou maërl) pour différents usages, comme amendement, aliment foliaire, lutte contre les pucerons… Je n’en nie pas l’efficacité mais il semble bien établi que l’utilisation du lithothamne contribue à la destruction d’un écosystème marin breton mis en péril par une exploitation intensive. Les jardiniers soucieux d’écologie savent qu’un problème similaire résulte de l’utilisation de tourbe.
Le principe de la vente de graines est simple : en achetant les graines en gros et les répartissant dans de petits sachets, ils arrivent à pratiquer des prix très bas et popularisent ainsi l’accès aux semences pour les quelque 1200 membres de leur association et en particulier les ménages modestes. Les achats groupés se font aussi pour les arbres ou les accessoires. La vente se fait sur place, pas par correspondance.
Si vous pouvez y aller, notez l’adresse : Aux Fraternités Ouvrières, Chez Gilbert et Josine Cardon, 58 rue Charles Quint, 7700 Mouscron, Belgique +32 (56) 33 38 70. Visite le jeudi après midi sauf en juillet et Août. Cours de jardinage le premier et deuxième dimanche du mois.
Ghislain Nicaise
(1) Robert Hart, Forest gardening. Cultivating an edible landscape, Chelsea Green Publ. Co, White River Junction, Vermont, 1996.
(2) Patrick Whitefield. How to make a forest garden, Permanent Publications, East Meon, Hampshire, 2002.
(3) Francis Hallé 2010, La condition tropicale, Actes Sud
(4) “…l’étape de succession écologique qui a la plus forte productivité primaire nette n’est pas la forêt… c’est avant que la canopée se referme, alors que les arbres, les buissons, les plantes herbacées et les lianes poussent ensemble…Si vous voulez un jardin-forêt avec le meilleur rendement, vous devez planifier et maintenir un état de pré-forêt” traduit de Dave Jacke 2005, Edible Forest Gardens. Ecological Vision and Theory for Temperate Climate Permaculture, Chelsea Green pub. Co, White River Junction, Vt.
(5) Martin Crawford 2010, Creating a Forest-garden. Working with Nature to Grow Edible Crops, Green Books, Dartington Totnes (Devon, U.K.)
(6) Quand j’ai lu ce passage, j’ai pensé à Duke Ellington qui, peut-être pour éviter un débat stérile avec les puristes, disait qu’il ne faisait pas de jazz mais de la musique populaire noire.
N.B. Cet article est paru pour la première fois en 2012 dans le numéro 107 de La Gazette des Jardins, journal dont les Sauvages associés regrettent profondément la disparition.