Sur le site de notre consoeur Marianne
John Burnside, l’Ecossais fou d’écologie
Romancier et poète, John Burnside distille dans son œuvre une pensée politique posant les arcanes d’une écologie critique. Il prêche une éthique environnementale sans concession. Le 28 août paraît en France “l’Eté des noyés”. Rencontre.
Poète couronné d’une salve de prix dans son pays, l’Ecossais John Burnside est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque intense et explosive (publiée en France par Métailié, hormis deux livres non encore traduits en français)…
Se lit donc, accoudée à ses fictions, et jusque dans son anthologie de poèmes écologistes Wild Reckoning (Gulbenkian, 2004), une pensée politique fustigeant notamment le développement durable comme un outil cosmétique, écologie de pacotille brandie par les industriels et arsenal du pouvoir. John Burnside revient ici sur ces questions, posant les arcanes d’une écologie critique, formulée à l’aune d’une nécessaire éthique environnementale.
Marianne : Vos romans ressemblent à des quêtes initiatiques, où, pour devenir soi-même, il faut apprendre à voir.
John Burnside : Qu’est-ce que cela veut dire, « devenir soi-même » ? Je me méfie de cette formule, car il est très facile de tomber dans le piège qui consiste à penser qu’on « devient » un jour soi-même, comme une sorte de produit fini que l’on finit par atteindre. Néanmoins, apprendre à voir est essentiel. Il faut apprendre à voir ce qui est vraiment là, et non pas ce à quoi l’on s’attend, ce que l’espoir inculqué par notre éducation nous a appris à vouloir trouver. Très tôt, je me suis senti attiré par cette phrase de Marx : « Le proverbe ne dit-il pas que la forêt ne renvoie jamais en écho que ce qu’on lui a crié ? » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843). Et c’est ce que nous faisons : nous entrons dans la forêt avec nos idées préconçues et nous y cherchons un écho, une confirmation des idées et des sensations que nous apportons avec nous. J’ai donc voulu enquêter sur cette autre possibilité : on peut apprendre à voir ce qui est vraiment, à se « déséduquer », à sortir de l’aveuglement du conditionnement social, à ouvrir les yeux pour voir ce qui est vraiment et non pas ce qu’on nous a dit qu’on verrait. C’est là une façon de « devenir soi-même », certainement, mais c’est aussi un processus de «dédevenir», une façon de se défaire de notre conditionnement.
Comment parvenir à ce regard « nu » ?
Nous devons voir, vraiment, ce qui arrive à la Terre, à la mer, aux créatures avec lesquelles nous vivons. L’optimisme a ses vertus, et il est louable de vouloir préserver ce qui est en train d’être détruit, mais il existe d’autres vertus. Par exemple, celle qui consisterait à décrire rigoureusement ce que nous perdons à mesure que nous le perdons. Nous devons défier ceux qui disent : « On n’y peut rien, il a fallu faire des sacrifices. » Car les sacrifices sont toujours attendus des autres et ne sont pas faits par les cercles fermés du pouvoir et ceux qui les soutiennent. Nous devons aussi défier ceux qui prétendent que nous pouvons sortir de la « crise » environnementale – mot stupide, comme si les dégâts irréversibles que nous causons étaient comparables à ceux des banquiers qui sapent notre système économique. Nous ne pouvons pas en sortir, et même, nous devons nous opposer à ceux qui disent que nous pouvons construire un système de développement « vert » et « durable », alors même que ce développement est disproportionné, industriel, économiquement et socialement injuste.
Bref, on ne peut pas échapper au désastre écologique par le capitalisme industriel. J’en appelle à André Gorz : « La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer » (« Le travail dans la sortie du capitalisme », EcoRev’ n° 28, 2008).
La question de l’identité, au sein du monde mais aussi, bien souvent, contre lui, est centrale dans votre œuvre…
La question du « moi/pas moi » préoccupe en effet nombre de mes personnages, qui ont une perception aiguë de la façon dont les attentes d’autrui peuvent limiter la perception de soi-même. Il s’agit d’abord de ces petits compromis apparemment sans conséquence qui sont demandés, poliment le plus souvent, à chaque individu dans telle ou telle situation sociale. Puis il est d’autres compromis, plus importants, et d’autres encore, qui impliquent une sorte de connivence qui fait que l’individu sacrifie sa vérité à un comportement normatif, qu’il se transforme en une sorte de version mutante de lui-même – non pas un individu complètement différent, mais une variante dénaturée de ce qu’il perçoit de lui-même quand il est seul.
Impossible de ne pas évoquer l’enfer de Sartre. Ce sont les autres, au pluriel, qui font l’enfer. Pour ces personnages, la société est la tyrannie du conformisme. Quand on est enfant, il faut beaucoup de temps pour voir que les « autres » ne sont ni meilleurs, ni plus méritants, ni plus forts que soi – simplement, ils sont plus nombreux. C’est une expérience particulièrement éprouvante pour les moins privilégiés d’entre nous et qui, par conséquent, sont ceux qui ont le moins confiance en eux. Mes personnages, souvent issus de la classe ouvrière et franchement individualistes, ont un problème de taille avec les « autres ». Ils doivent donc lutter pour s’accrocher à l’identité qu’ils ont réussi à se construire.
Le premier stade de cette construction consiste donc en une dépollution de soi-même, dans tous les sens du terme ?
Oui, mais ce n’est qu’une étape intermédiaire. La suivante consiste à dépasser ces considérations pour atteindre la condition de ce que j’appelle le « nomade magnifique », c’est-à-dire adopter pleinement une « éthique de la Terre », au sens où l’a écrit Frederic Bender : « Nous sommes l’écosphère, nous appartenons à l’écosphère et nous dépendons de l’écosphère » (The Culture Of Extinction : Toward A Philosophy Of Deep Ecology). J’y vois le point de rencontre des deux philosophies qui m’ont façonné, à savoir l’existentialisme et l’écocritique – j’utilise ce terme pour distinguer cette pensée de la « pensée verte » et de l’environnementalisme à destination du grand public, qui, en général, trouvent des arrangements pratiques avec des notions telles que le « développement durable » et le capitalisme consumériste.
C’est un processus qui comporte, me semble-t-il, plusieurs étapes. D’abord, il faut savoir ce que l’on veut, et non pas vouloir ce que l’on a été formé à vouloir. Après, il faut identifier ce que l’on ne veut pas, et ne plus l’envisager. Ensuite, et ce n’est pas nécessairement la dernière étape, il faut apprendre à identifier ce dont on peut se passer. C’est là une question morale : même si l’on est en mesure d’acquérir une chose, il n’est pas nécessairement justifiable, d’un point de vue moral, de s’en emparer. Pour moi, les décisions clés que doivent prendre les habitants des pays « développés » consistent à définir ce qu’il faut abandonner, jeter, balayer. Mais, plus important encore, il faut faire le choix de refuser, c’est-à-dire, dès le départ, de ne pas prendre. Et je ne parle pas seulement des biens et des privilèges ; cela s’applique à tous les niveaux.
Vous avez, je crois, vécu cela de l’intérieur ?
Comme je l’évoque dans Une vie nulle part (2003) et Scintillation (2008), j’ai grandi dans des villes industrielles qui ont été lentement empoisonnées, notamment à Corby, en Angleterre. En 2009, cette ville a été jugée coupable de négligences dans le démantèlement des infrastructures où mon père avait travaillé. Les femmes ont été exposées à une véritable «soupe de matières toxiques» et ont mis au monde des enfants avec des difformités. Pourtant, tout cela n’empêche pas ces idiots de la Rand Corporation [un think tank américain en recherche et développement, ndlr] d’adopter allègrement une vision paranoïaque et schizophrène pour imaginer des scénarios fondés sur l’équilibre de la terreur. Ni tous les défenseurs actuels des technologies vertes de croire que l’on peut échapper aux conséquences de l’industrialisation en construisant des éoliennes de 300 m de haut ou des mégabarrages.
Selon vous, la question écologique est donc, le plus souvent, envisagée à l’envers ?
L’histoire de notre culture est un rapport de forces : une vision procédurière, mécanique, territorialisée, industrielle et motivée par le profit cherche à marginaliser et à freiner, quand elle ne l’ignore pas simplement, sa face floue, organique, lyrique, vivante et égalitaire, au sens fort. C’est une image simpliste, bien sûr, mais elle reflète notre « crise » actuelle et suffit pour diagnostiquer ce qui ne va pas dans la façon dont nous vivons. Je ne donnerai qu’un seul fait : selon des recherches menées par l’université de Notre-Dame (Indiana), « il faudra plus d’un siècle aux pays les plus pauvres du monde pour atteindre seulement le degré de préparation au changement climatique dont les pays les plus riches bénéficient déjà ». Et, bien sûr, les pays les plus pauvres sont trop souvent situés dans des zones très vulnérables. Tout le monde dit qu’il faut faire quelque chose à ce sujet. La vérité, c’est que nous ne pourrons rien faire de sérieux – tout au plus des retouches esthétiques – tant que nous ne reprendrons pas la main sur notre façon de penser nos modes de vie.
Nous savons tout cela, bien sûr, et c’est pourquoi nous nous efforçons de donner l’illusion que nous cherchons à régler ces problèmes – mais sans jamais changer nos modes de vie. Le plus étrange est que, si nous – j’entends par là les pays « développés » – faisions ces changements nécessaires, sans violence, de nombreux aspects de nos vies s’en trouveraient améliorés. Une société égalitaire est bonne pour tous ses membres. Un monde où des pays n’en exploitent pas d’autres, ou n’abandonnent pas aux catastrophes environnementales ceux qu’ils ont fini d’exploiter, serait un monde meilleur pour tous. Cela, nous sommes également nombreux à le savoir, et c’est précisément ce qui me donne à réfléchir.
Comment envisagez-vous l’avenir ?
Je suis pessimiste quant à la survie de cette société à court et moyen terme. Je crains que notre mode de vie ne s’effondre – certains de mes amis disent même que c’est inévitable, voire nécessaire, tout comme la fièvre est nécessaire pour aider un organisme malade à lutter contre une infection ou un virus. Mais cela ne signifie pas que je suis pessimiste sur le long terme. La vie trouve toujours le moyen de continuer.
Si nous continuons d’agir comme nous le faisons, si les plus riches perpétuent ce système dans lequel ils détiennent le pouvoir par la force, la persuasion ou l’inertie, alors notre déshonneur ne viendra pas de notre échec à survivre, mais des dommages que nous causons à la terre, à la mer et aux créatures vivantes : des océans qui charrient des matières plastiques, des rivières toxiques, des cultures entières détruites au nom d’un barrage, des forêts décimées pour laisser la place à de gigantesques «fermes» destinées à produire de la nourriture pour le bétail…, voilà où est notre déshonneur. Je suis sans doute vieux jeu, mais c’est ce à quoi je crois : il n’y a pas à rougir d’avoir perdu, mais on peut avoir honte d’avoir mal joué. Donc, même si nous ne pouvons pas réparer les dégâts, c’est ce que nous ferons ensuite qui est important. Nous pouvons encore nous comporter suivant un code d’honneur, tel qu’il est exposé par Aldo Leopold à travers son « éthique de la Terre ». Si nous suivions ce code dès maintenant, tous ensemble, nous pourrions encore sauver le meilleur de ce que nous avons, notamment en tirant les enseignements de la sagesse et des compétences négligées ou méprisées jusque-là (la sagesse des peuples indigènes, par exemple). Et ainsi nous pourrions regagner notre honneur.
Dimanche 24 Août 2014. Propos recueillis par Lise Malleval