Nous avons sélectionné pour vous, lectrices et lecteurs occasionnel-le-s ou assidu-e-s du Sauvage, à paraître sur le site de l’Institut Momentum (dont nous recommandons la fréquentation !), cet article d‘Yves Cochet intitulé
“Sur la transition énergétique et l’avenir”. C.R.
En 2013, le débat national sur la transition énergétique s’est achevé sans que certaines questions fondamentales aient été résolues ou même évoquées. Le 18 juin 2014, la ministre Ségolène Royal a présenté un projet de loi sur la transition énergétique qui expose les mêmes erreurs ou les mêmes lacunes. En outre, une vision proprement écologiste de la situation mondiale devrait effacer les illusions d’une transition douce.
Je pense d’abord à trois paramètres d’apparence technique et aux intitulés énigmatiques : l’énergie nette, le Peak Oil, le découplage. De quoi s’agit-il et comment expliquer l’ignorance ou la dissimulation de ces questions très politiques au cours des centaines d’heures de discussion au sein des groupes de travail et du Conseil national du débat sur la transition énergétique en 2013, puis lors de la présentation du projet de loi un an plus tard ?
L’énergie nette – ou ce que les anglophones appellent « Energy Return on Energy Invested » (ERoEI) – d’une filière est la quantité d’énergie finalement utilisable une fois retranchée l’énergie nécessaire à la produire et à la rendre disponible. Par exemple, pour injecter quinze litre de SP95 dans le réservoir d’une automobile, combien faut-il de litre-équivalents en amont, depuis l’extraction du pétrole brut jusqu’à la fourniture d’essence à la station-service, en passant par le transport et le raffinage de l’or noir initial ? Aujourd’hui, en moyenne, un litre (ERoEI = 15:1). Il y a cinquante ans, vingt centilitres auraient suffi (ERoEI = 75:1). En effet, à cette époque, les champs pétroliers étaient plus facilement opérables, le brut de meilleure qualité, et la chaîne d’approvisionnement moins dispendieuse. Dans toutes les filières, on observe ainsi une baisse tendancielle de l’énergie nette au cours du temps. Jusqu’au point où certaines d’entre elles n’exhibent plus ou pas d’énergie nette et deviennent alors des « puits d’énergie » inutilisables. Telles sont les filières des biocarburants qui, pourtant, sont doublement subventionnées par la France et par l’Union européenne, sous la pression des lobbies céréaliers et betteraviers. Quelle déraison ! La notion d’énergie nette est ainsi un outil des plus pertinents pour comparer les filières énergétiques et considérer leurs évolutions. Alors qu’il apparait indispensable dans toute panoplie de politique énergétique, cet outil est totalement absent des centaines de pages du débat sur la transition énergétique et du projet de loi actuel.
Pour autant, la France n’est pas la seule a ignorer cet outil d’analyse dans ses projets énergétiques. L’exemple de la filière photovoltaïque en Espagne et en Allemagne est à cet égard exemplaire. En 2013, environ 5 GWc étaient installés en Espagne pour un investissement de l’ordre de 15 milliards d’euros, contre 35 Gwc en Allemagne pour plus de 100 milliards d’euros. Fut-ce un bon choix pour ces deux pays ? Depuis dix ans, plusieurs ouvrages1 et articles scientifiques ont proposé des évaluations de l’évolution de l’énergie nette par filière et montré les impasses que constituaient certaines d’entre elles, notamment le photovoltaïque2. En résumé, un standard de vie à l’européenne ne peut se maintenir (sans même parler de croître) sans un ERoEI supérieur à 5:1 de la part de ses grandes filières énergétiques. Or, le livre de Prieto et Hall montre que l’ERoEI du photovoltaïque en Espagne est de 2,45:1. Trop peu pour que cette filière soit énergétiquement rentable. Dans ces conditions, que penser des 100 milliards d’euros investis par l’Allemagne dans le photovoltaïque depuis dix ans, sinon qu’il s’agit d’une gigantesque erreur de politique énergétique ?
Le Peak Oil – ou pic de production pétrolière mondiale – est très controversé. Certains experts nient même que ce phénomène puisse un jour advenir, arguant que la raréfaction géologique peut être compensée par des investissements supplémentaires ou par substitution au pétrole d’un autre fluide énergétique. D’autres experts, au contraire, estiment que le pic de production de pétrole conventionnel est déjà passé depuis sept ans, et que la légère hausse de la production mondiale est due aux huiles non-conventionnelles (sables bitumineux de l’Alberta, huiles extra-lourdes de l’Orénoque, pétroles off-shore profonds…). S’y ajoutent récemment les “huiles de schiste” étasuniennes (Dakota du nord, Texas) dont on peut pourtant anticiper la décrue prochaine pour cause de non-rentabilité économique et de dévastation environnementale. En outre, certaines institutions observatrices du monde pétrolier incluent abusivement, dans cette addition, les biocarburants qui ne sont pas des hydrocarbures. Les plus avisées des estimations concernant le passage du pic de production mondial, tous liquides confondus, évoquent les années 2015-2020, suivies d’un déclin continu de l’ordre de 5% par an. Ainsi, dans une étude récente financée par le Parlement européen, on peut lire : « La probabilité est très forte de voir l’offre pétrolière se réduire avant 2020 » ; puis « L’Europe est très vulnérable à un choc énergétique »3. En mars 2013, le Energy Watch Group, formé d’universitaires allemands, décrit le Peak Oil et la déplétion consécutive en ces termes : « La production mondiale totale d’énergie fossile est proche de son pic. Le déclin imminent de l’offre pétrolière créera un écart grandissant avec la demande que les autres combustibles fossiles (charbon, gaz) seront incapables de compenser »4. L’armée américaine et certaines compagnies de réassurance, qui ne sont pas connues pour leur humour ou leur militantisme écologiste, ont récemment publié des études alarmistes sur les conséquences politiques d’un Peak Oil proche.
On emploie le terme « découplage » pour indiquer la possibilité d’une croissance du PIB sans croissance de la consommation d’énergie. Cependant, en moyenne depuis 1970, chaque augmentation de 1% du PIB mondial a été accompagnée d’une augmentation de 0,6% de la consommation d’énergie primaire5. Autrement dit, malgré les progrès techniques et l’amélioration de l’efficacité énergétique, il y a une corrélation positive entre activité économique et énergie depuis quarante-quatre ans. Or, dans tous les scénarios examinés lors du débat sur la transition énergétique, le contraire est affirmé pour les trente-six ans à venir. Il est ainsi écrit que, à l’horizon 2050, la France réussira le tour de force inédit dans l’histoire de diviser par deux sa consommation d’énergie tout en multipliant par deux son activité économique. Consommation d’énergie -50%, PIB +100% ! Je suis disposé à écouter tout économiste, politicien ou autre expert, susceptible de me démontrer la plausibilité de ce scénario. Plus sérieusement, je crains que cette dernière fantaisie, ajoutée aux précédents oublis de l’énergie nette et sous-estimation du pic, ne discrédite complètement la transition énergétique et le projet de loi afférent.
Ignorance ou dissimulation de ces trois paramètres (ERoEI, pic, couplage) nécessaires à la compréhension du monde énergétique et, au-delà, à l’analyse de la catastrophe multiforme de laquelle s’approche la planète ? Dans les deux cas, hélas, le volontarisme politique féliciste du gouvernement se heurtera à l’inévitable réalité des lois de la thermodynamique.
Dans un récent livre6, l’universitaire italien Ugo Bardi montre que nous sommes en train d’atteindre les limites géologiques et économiquement extractibles des énergies fossiles et de l’uranium. Confirmant le rapport déjà cité du Energy Watch Group allemand, Ugo Bardi estime que le pic des hydrocarbures est imminent, tandis qu’une éventuelle extraction croissante de charbon créerait d’immenses dommages à la biosphère, que l’extraction de métaux tels que le cuivre, le zinc, le nickel, l’or et l’argent pourrait culminer puis décliner dans moins de vingt ans, que d’autres minéraux irremplaçables dans leurs utilisations industrielles subiront une pénurie dans un proche avenir : par exemple, les métaux du groupe du platine pour les convertisseurs catalytiques automobiles, les terres rares pour les aimants, etc. Bref, le monde va beaucoup plus changer dans les quinze prochaines années que depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. C’est aussi ce qu’estime l’ingénieur centralien français Philippe Bihouix qui a publié deux livres renversants sur notre environnement technologique7. A la question : quel sera le volume d’énergie consommée et les moyens de sa production à terme ?, il répond : « Si je devais tenter un chiffre, je miserais sur 15 à 20% de notre consommation actuelle, au mieux, essentiellement sous forme hydroélectrique en développant, en plus des barrages existants, des mini et micro stations (le retour des moulins, avec passage par la production électrique ou utilisation directe de la force mécanique pour éviter la perte de rendement générateur / moteur), avec en complément le bois de chauffe, un développement fort du solaire thermique individuel et des éoliennes de petite et moyenne puissance, et ponctuellement des installations exploitant le biogaz. » Il ajoute : « Nous sommes loin du nucléaire au niveau technologique ingérable. Mais, en mettant à part le risque d’accident et de contamination (ce qui fait toute la différence, naturellement), certaines énergies renouvelables, a priori « vertes », comme l’éolien de forte puissance et le solaire photovoltaïque, n’ont pas grand-chose à lui envier sur le contenu technologique et la complexité technique. Quelle différence entre une centrale nucléaire et une éolienne industrielle de 5 ou 7 MW, par exemple ? Ou plutôt, un macrosystème de milliers d’éoliennes et de « fermes » photovoltaïques, reliées par les smart grids permettant à tout instant d’équilibrer offre intermittente et demande variable ? Aucune : on y trouve également des métaux farfelus, une organisation de production mondialisée, exigeant des moyens industriels à la portée d’une poignée d’entreprises transnationales, une installation, une exploitation et une maintenance requérant des moyens exceptionnels (barges, bateaux, grues, remorques spéciales), ne pouvant s’appuyer que sur une expertise fortement centralisée, un réseau de fabrication et de distribution de pièces détachées ultra-techniques, de l’électronique à tous les étages… A mille lieues d’une production autonome, résiliente, ancrée dans les territoires, et maîtrisable par des entreprises et des populations locales, pourtant vantée à leur sujet. »
Une autre fine observatrice du monde de l’énergie, l’actuaire étatsunienne Gail Tverberg8, établit que « cette fois-ci, c’est différent » en comparant les effondrements de civilisations locales passées à la « crise » multiforme que nous affrontons aujourd’hui. La question démographique, la déplétion des ressources, la dégradation environnementale, la fragilité du système financier (les dettes), le financement des politiques gouvernementales, le chômage, les infrastructures électriques, et les guerres pour l’accès aux ressources, sont à la fois simultanés et globaux. Résoudre un grave problème localement fut parfois possible jadis, régler les huit questions précédentes en même temps et à l’échelle mondiale paraît impossible. En s’en tenant à la question du pétrole – la plus fondamentale de toutes – Gail Tverberg estime trompeuse la représentation graphique du pic pétrolier sous la forme d’une courbe en cloche (à la Hubbert) symétrique par rapport au pic. La décroissance de la production pétrolière sera plus rapide que ne le fut sa croissance depuis soixante ans. Le caractère irremplaçable du pétrole et la connectivité systémique de l’économie mondiale impliquent que le déclin de la production de liquides hydrocarbonés entrainera le déclin concomitant de toutes les autres sources d’énergies primaires, voire l’intensification de chacune des huit « crises » énoncées ci-dessus.
Ourfiniteworld.com, Gail Tverberg, 29 mai 2014
Devant cette perspective de déclin énergétique brusque, comment croire qu’une transition énergétique à la française ait quelque validité ? Cependant, un mythe perdure : nous remplacerons les fossiles déclinant par l’électricité (ex : la voiture électrique). Hélas, non. L’effondrement systémique et simultané du système financier mondial et de la production de liquides hydrocarbonés entrainera la réduction de la production et de la consommation d’électricité. La raréfaction du pétrole bon marché conduira à des problèmes de maintenance du réseau électrique. Le réseau électrique a besoin de réparations constantes. Les lignes de fabrication de pièces de rechange par les entreprises d’approvisionnement doivent continuer à fonctionner, les nouvelles pièces doivent être transportées à l’aide de camions, les hélicoptères sont nécessaires pour mettre en place les pièces de rechange du réseau, les ouvriers ont besoin de transport pour travailler sur le réseau, etc. Pétrole partout.
David Korowicz est un physicien irlandais, reconverti à l’analyse des risques systémiques depuis dix ans9. Il est aujourd’hui directeur de Metis Risk Consulting. Comme Gail Tverberg, il ne croit désormais plus à la possibilité d’une transition douce, mais plutôt à l’imminence d’un choc systémique global. Il estime même que celui-ci pourrait se transformer en effondrement général en quelques mois. Il emploie des outils sophistiqués issus de la physique – les systèmes dynamiques complexes adaptatifs – pour simuler, autant que faire se peut, les évolutions du monde globalisé. La séquence probable peut se résumer ainsi : les pénuries pressantes d’extraction de ressources à bon marché entraineront une contraction de l’économie réelle (la production), une décroissance. Cela sera contradictoire avec l’obligation de croissance perpétuelle basée sur le crédit. Les dettes ne seront pas remboursées, sauf par défaut ou inflation. Si l’un des grands « hubs » mondiaux du système (la finance, l’énergie, les transports, les communications, l’approvisionnement en eau et en aliments, les services sanitaires, les services gouvernementaux) s’écroule, la conséquence en sera la rupture d’un certain nombre de chaines d’approvisionnement. Puis, par emballement de la rétroaction positive sur les autres chaines d’approvisionnement, la spirale contagieuse effondrera le système tout entier pour conduire à des famines, des émeutes, des pandémies. L’aspect le plus saisissant de ce processus est sa rapidité, quelques mois. C’est une vision discontinuiste de l’histoire, pleine de ruptures et de catastrophes (au sens de René Thom), opposée à la vision « mainstream » du progrès par réformes.
Que faire ? Tout le pouvoir au local.
Yves Cochet
1 Par exemple : Charles A. S. Hall and Kent A. Klitgaard, Energy and the Wealth of Nations, Springer, 2012.
2 Par exemple : Pedro A. Prieto and Charles A. S. Hall, Spains’s Photovoltaic Revolution, Springer, 2013.
3 http://www.greens-efa.eu/fileadmin/dam/Documents/Publications/PIC%20petrolier_EN_lowres.pdf
4 http://energywatchgroup.org/wp-content/uploads/2014/02/EWG-update2013_long_18_03_2013up1.pdf
5 Gael Giraud and Zeynep Kahraman, “From Energy Price Volatility to Macroeconomic Volatility”, The Shift Project, April 3, 2014.
6 Ugo Bardi, Extracted: How the Quest for Mineral Wealth is Plundering the Planet, Chelsea Green Publishing Co, june 2014.
7 Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, Quel futur pour les métaux ?, EDP Sciences, 2010. Philippe Bihouix, L’âge des Low Tech, Le Seuil, 2014.