L’Italie nous régale enfin avec un film au parfum d’autrefois, de ces années Fellini-Antonioni-Visconti qui nous faisaient nous précipiter au cinéma dès l’annonce de la sortie d’un nouveau film italien. Il possède le souffle, la puissance des images, la capacité de rire de soi, la lucidité désenchantée, les dialogues décapants, la tendresse sous-jacente et, omniprésente, la Beauté. Le réalisateur Paolo Sorrentino nous offre tout cela avec son dernier film, La grande Bellezza, la grande beauté. Toute une galerie de personnages le traverse et contribue à recréer l’image de la Rome chère à Fellini : de vieux beaux, de jeunes éphèbes, de très belles femmes, une naine, une obèse, une volée de jeunes nonnes tout de blanc vêtues, un guru du botox, un vieux prélat de la Cure vaticane qui fréquente la haute et qui ne sait parler que de ses recettes de cuisine, des princesses momifiées jouant aux cartes la nuit dans les salons de leurs palais. Une girafe et même…..une Sainte. Des images qui parfois nous prennent de court et nous laissent pantois mais parfois irritent par un semblant de gratuité.
On y suit pas à pas les errances nocturnes de Jep (Toni Servillo, magistral), play boy et séducteur, ex-écrivain à succès d’un seul roman de jeunesse, devenu journaliste et promenant partout ses grands airs de dandy cynique et désabusé, de celui -à -qui -on –ne- la- fait- pas et qui sait, à l’occasion, démasquer les prétentieux et leur gâcher la fête. Il regarde ce monde, qu’il a pourtant choisi, du haut de sa magnifique terrasse qui surplombe le Colisée, le Circo Massimo, l’arène sanglante où se déroulaient les jeux censés ravir le peuple et le tenir tranquille – à l’image des jeux vains et cruels que lui et ses semblables se jouent entre eux.
Ses « amis » fêtent son soixante-cinquième anniversaire, occasion pour Sorrentino de nous montrer les fastes, les vices et la vacuité d’une certaine « haute société » romaine, imbue d’elle-même et prête à tout pour masquer, faute de pouvoir le combler, le vide qui l’habite. (Visiblement il n’a pas eu la prétention de concurrencer les fêtes de la dernière mouture américaine du Great Gatsby, et c’est tant mieux…..). Parvenu à cet âge, celui qui se fait appeler Jep et qui s’appelle en réalité Geppe ou plus affectueusement Geppino – mais Jep c’est tellement plus « in » – a un sursaut de lucidité. Le bilan de sa vie l’accable : « Au bord du désespoir, il ne nous reste qu’à nous tenir compagnie et rire un peu de nous-mêmes ».
Ce que Jep donne à voir de lui c’est l’image d’un misanthrope, snob, cynique, d’une nonchalance désabusée. Mais que son regard tombe sur des enfants en train de jouer et ce visage éternellement figé dans une vague expression de dégoût se transforme en un océan de tendresse. Pareil dans les rares moments d’affection bourrue qu’il partage dans sa cuisine avec sa domestique philippine, ou avec son ami acteur raté cherchant en vain sa place dans une ville qui n’est pas tendre avec les faibles. Pareil dans sa rencontre avec la belle stripteaseuse qui lui fait (re)découvrir « comme c’est beau de ne pas faire l’amour, comme c’est beau de s’aimer.. » Il a cherché la grande bellezza, dit-il, et ne l’a pas trouvée. Faute peut-être d’avoir su où la chercher ou de savoir la reconnaître, y compris en lui-même – à l’exception de ces deux personnes âgées qui s’aiment et savourent leur quotidien tout simple : « Come siete belli voi due ! Comme vous êtes beaux tous les deux ! » s’exclame-t-il en les contemplant avec ravissement.
Et l’amour, qu’est devenu l’amour dans tout cela ? Ne serait-ce pas l’amour, cette grande bellezza tant désirée ? L’amour est absent, l’amour se refuse. Il apparaît, fait trois petits tours et puis s’en va, ne laissant derrière lui qu’appétit de séduction, sexe – et un goût d’amertume.
Quel est en définitive le thème principal du film ? Rome figée dans sa « grande bellezza », Rome qui fait s’évanouir d’extase les touristes transis mais qui, telle une pieuvre, enveloppe et dévore ceux qui ne possèdent pas le mot de passe? La peinture de mœurs d’une haute-bourgeoisie à la dérive qui ne rechigne pas à accueillir des parvenus et même des pique-assiettes, à condition qu’ils aient plein d’argent ou qu’ils sachent flatter et amuser ? Jep Gambardella, le personnage-clé du film? Ou la petite musique qu’il me semble entendre derrière tout cela et qui parle de bien autre chose : du manque d’amour et de tendresse, de la nostalgie de l’innocence perdue, de ce qui aurait pu être et ne fut pas, des choses simples du quotidien, d’un minestrone partagé avec une amie qui vous comprend ?
Et s’il s’agissait aussi de rédemption ? Surprise surprise. Voyons, pourquoi Jep met-il autant d’insistance à découvrir si vraiment le prélat avec ses recettes de cuisine, a été un fameux exorciste du Vatican ? A quels démons songe-t-il ? Que vient donc faire dans une société en perdition cette sorte de Sœur Theresa plus que centenaire, que l’on dit et appelle Sainte et ne se nourrit que de racines ? Pourquoi a-t-elle tant aimé le livre unique de Jep Gambardella, au point de vouloir le rencontrer et de l’inciter à reprendre la plume ? Et pourquoi Sorrentino croit-il devoir consacrer une longue séquence à la pénible ascension de la Sainte, à genoux, marche après marche, dans le but d’aller se prosterner aux pieds d’un Christ en croix ? Je ne sais pas quel genre d’homme est Paolo Sorrentino, quelles sont ses valeurs, ses croyances, sa vision du monde et de la vie. Ce que je constate c’est que le personnage qu’il a créé – c’est lui qui a écrit le scénario – le pauvre Jep, ce Jep cynique flamboyant prisonnier de son mal de vivre, ne semble pouvoir s’en libérer, de ce mal de vivre, qu’en quémandant la parole d’une Sainte. Elle lui donnera un mot comme viatique, juste un mot : les racines. « Les racines – dit-elle dans un souffle – c’est important ». Cela va amorcer un virage dans la vie de Jep, virage qui le dirigera vers l’Isola del Giglio, là où il a connu la pureté et l’innocence du premier amour (giglio en italien signifie lys, symbole de pureté) mais là aussi où se trouve échouée l’épave du Costa Concordia – je vous laisse le soin de trouver la métaphore ! Là où il pourra, peut-être, s’appeler encore Geppe, ou plus tendrement, Geppino.
Jep et les autres : métaphore de la Ville Eternelle qui réunit en elle toute la gamme des aptitudes humaines, du Vice à la Sainteté. Rome, souveraine et immuable, protégée par sa Grande Beauté, qui regarde sans s’émouvoir passer les siècles et les hommes.
Saura Loir