Dans l’édition du Monde du 23 août 2013, une présentation du livre ” Carbon Democracy ” de Timothy Mitchell. Cet auteur explique comment l’exploitation du charbon et du pétrole a modelé les structures politiques
Quelle énergie démocratique ?
La malédiction du pétrole, une fatalité bien connue des géopoliticiens et doctement ressassée : plus un pays est riche en gisements, moins il est démocratique. De fait, en 2011, pendant la vague de révoltes du ” printemps arabe “, cet axiome s’est vérifié : à l’exception de la Libye, tous les plus gros producteurs ont été épargnés. Les luttes pour un changement politique ont eu lieu là où le pétrole était nettement moins déterminant pour l’économie nationale, comme c’est le cas en Tunisie ou en Egypte.
Carbon Democracy, l’essai de Timothy Mitchell, titulaire de la chaire du Moyen-Orient à l’université Columbia (New York), repose tout entier sur une idée, aussi simple qu’inédite : il faut reconsidérer le champ d’application de cette loi. Ce qui vaut pour ces pays lointains et orientaux ne vaut-il pas pour nos contrées occidentales ? Depuis que le pétrole est devenu notre première source d’énergie, nos démocraties sont à la peine, les acquis sociaux reculent, les inégalités explosent. Il se pourrait tout simplement que l’abondance énergétique fragilise, voire limite, nos aspirations et nos combats politiques.
Par quel étrange mécanisme ? C’est là que la réflexion de Mitchell est la plus passionnante. La démocratie est indissociable, soutient-il, des multiples processus par lesquels on produit ou consomme l’énergie. D’une certaine façon, l’une (l’énergie) donne forme à l’autre (la démocratie). En démontrant ce lien, Mitchell livre une version alternative de l’histoire de nos démocraties modernes. En effet, les grandes luttes pour les droits politiques et sociaux, au XIXe siècle, au moment de l’essor de l’industrie, sont rendues possibles par la nature concrète de la source d’énergie que fut le charbon. Sans lui, pas de chemin de fer, pas de centrale électrique, pas de production. Or la concentration d’immenses réserves dans des endroits précis (centre et nord de l’Angleterre, sud du Pays de Galles, nord de la France, vallée de la Ruhr et Haute-Silésie en Allemagne) offre aux travailleurs un espace d’action inespéré : ” Les grèves sont devenues efficaces non du fait de l’isolement des mines, mais au contraire en raison des flux de charbon qui reliaient les chambres souterraines à chaque usine, chaque bureau, chaque foyer et chaque moyen de transport dépendant de l’énergie de la vapeur ou de l’électricité. “
Tout au contraire, le pétrole est fluide, peu exigeant en main-d’oeuvre, ses gisements sont lointains, isolés. Germinal ne se rejouera pas. Fin des grèves générales (sauf peut-être à Bakou, en Russie : en 1903, les soulèvements des travailleurs du pétrole s’étendirent à tout le sud de la Russie et furent l’étincelle de la révolution de 1905 ; mais production et exploitation y étaient justement très concentrées). Pour Timothy Mitchell, il est évident que les forces économiques et politiques dominantes, les ” puissances impériales “, ont compris l’intérêt qu’elles avaient à privilégier le pétrole : s’émanciper des revendications portées par les travailleurs. Une partie de son livre consiste à démontrer qu’après chaque guerre mondiale, elles réengagent la bataille, dont on sait qu’elles sortiront victorieuses, pour conserver, d’un côté, le contrôle des régions productrices de l’or noir (que ce soit par le système des mandats ou, plus tard, par la délégation à des despotes, le plus souvent religieux) et, de l’autre, pour imposer l’abandon du charbon – le plan Marshall marquant, selon cette lecture, l’accélération de la conversion du système énergétique européen.
Les grandes compagnies sauront aussi organiser leur propre sabotage : ralentir et réduire la production afin de conserver le monopole et de maintenir la rentabilité liée à la rareté. Mitchell réduit ainsi en poussière le mythe de la glorieuse marche vers le pétrole. C’est sa grande force : prendre à rebours toutes nos idées, ou presque, sur l’histoire énergétique, y compris sur le choc pétrolier de 1973 (la crise n’aurait pas eu lieu) – quitte à donner parfois le sentiment de forcer l’argumentation.
Au terme de ce livre foisonnant, où l’on reconnaît l’influence de la philosophie de Bruno Latour, nous sommes invités ” à concevoir la démocratie non comme l’histoire d’une idée ou l’apparition d’un mouvement social, mais comme un assemblage de machines “. C’est en effet à la fois le mérite et la limite du propos qui s’y déploie. Car bien que Mitchell se défende de jamais sombrer dans un déterminisme technique, on déplore que, la tête toute aux flux énergétiques, il laisse de côté la circulation de l’information et des journaux, le poids des idéologies, les progrès de l’alphabétisation…, en un mot, la force des idées.
Malgré cela, en montrant comment l’abondance du pétrole a permis aux experts de construire une économie délivrée de toute limite, la réflexion de Mitchell débouche sur une série de questions passionnantes. L’épuisement des réserves fossiles peut-il se révéler une opportunité pour un monde plus démocratique ? Admettre que la politique émerge des configurations techniques n’implique pas que l’avenir soit tracé, mais de savoir avec quelles forces, ” humaines et non humaines “, nous voulons faire alliance, prend-il soin de rappeler en conclusion. Face au caractère implacable des ” machines “, parions en effet sur la possibilité de construire des représentations alternatives et de choisir entre plusieurs formes de devenirs politiques.
par Julie Clarini
Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, de Timothy Mitchell, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, La Découverte, ” Cahiers libres “, 280 p., 24,50 €. En librairie le 29 août.