par Alain Hervé
J’ai déjà parlé ici de Sarah Bakewell et de son très érudit ouvrage sur Montaigne. Voilà le genre de livre sur lequel on revient. On pourrait ne jamais le quitter de même que l’on ne quitte jamais Montaigne. On n’a jamais fini de comprendre cet homme simple et compliqué qui a offert aux têtes françaises tant d’intelligence, de modération, de lucidité, de couardise, de courage… Depuis la publication des Essais, l’esprit français porte plus ou moins la marque de Montaigne. Quelquefois nous ne nous en rendons pas compte, mais nous avons à un moment de notre jeunesse reçu le vaccin Montaigne. Il nous circule dans le sang. Il faut une Anglaise pour nous le rappeler. Elle le cite avec jubilation : “nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes”. “…honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne,laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant, et libéral (généreux) et avare et prodigue”. Vous vous êtes reconnus. Gide le lisant croyait se lire.
Sarah Bakewell fait souvent appel à Virginia Woolf pour confirmer son analyse. Et l’on découvre l’immense halo de la pensée de Montaigne sur la pensée de toute l’humanité.
Ce n’est pas si facile de le lire, heureusement on le pratique traduit en Français moderne, mais il est agréable de retourner à son texte initial pour goûter sa saveur gasconne et ses lenteurs ruminantes. Montaigne fréquentait les rois et les chevaux, les vignes et les ciels, les femmes et les amis (La Boétie), la peste et la mort, l’Italie et la gravelle… Il a vécu heureux et calme dans une France ravagée par les guerres de religion, auxquelles il se trouva cependant mêlé.. Il ne se lit pas d’un trait et loin de là, mais à la cadence à laquelle il écrivit, au fil des jours et des humeurs. Retournez voir Montaigne, vous vous régalerez. Je n’ai pas lu l’autre ouvrage d’actualité à propos de Montaigne : “Un été avec Montaigne” d’Antoine Compagnon. Il était épuisé en librairie, victime de son succès. J’y viendrai un de ces jours.
Nous voilà loin de nos déboires d’aujourd’hui. Pour ne pas y retomber trop vite (je me demande ce que Taubira est venue faire aux Journées d’été des écologistes, sinon se faire de la publicité), je relis aussi Gilles Lapouge. Voilà un autre méditatif qui mérite qu’on le fréquente. “Le bois des amoureux”, “En étrange pays”, “Le bruit de la neige”, “Le flâneur de l’autre rive”… sont d’admirables compagnons de farniente éveillé. Lapouge écrit avec sa vie qui le pousse au cul. ” Je n’ai pas beaucoup d’autorité sur mes souvenirs. Ils n’en font qu’à leur tête. Je suis voué à les suivre. Parfois, ils se moquent carrément de moi. Si je leur donne l’ordre d’aller vers le sud, c’est à l’ouest que je me retrouve. Ils mettent malice à me contredire.” Gilles Lapouge est un organisateur de fuites, d’Algérie à Digne, du Brésil à Saint-Malo, il récrit l’histoire et la géographie en lettres de brume.
Il fait durer l’été douze mois sur douze. On le lit allongé dans un vieux transat défoncé. On n’éprouve aucune nécessité de se relever jamais.