par Jacques Grinevald
“Maîtrisons-nous vraiment les pouvoirs considérables et tout neufs dont nous a dotés la science,
ou devons-nous craindre de voir cette dernière échapper, peu à peu, à notre contrôle?“
Barry Commoner (1966/1969, p. 22)
“La question, maintenant, est de maîtriser la maîtrise, et non plus la nature.“
Michel Serres (1972/1974, p. 93)
Barry Commoner a rendu son dernier souffle le 30 septembre 2012, à New York, sa ville natale. Il était revenu s’y installer, avec sa seconde épouse, et son Centre pour la biologie des systèmes naturels, au début des années 80. Il était malade depuis un certain temps et il avait 95 ans, de sorte que l’annonce de son décès n’a pas été une surprise brutale. Cela dit, les hommages à la mémoire du professeur Barry Commoner vont raviver opportunément la figure et le message de cet éminent scientifique non-conformiste qui, plus que tout autre, et en avance sur son temps, contribua à fonder l’écologie politique. Il a initié l’attitude de veille critique vis-à-vis des “techno-sciences” de la société industrielle avancée. Contrairement aux hippies qui rejetèrent en bloc les sciences modernes issues de la révolution scientifique de l’Europe des “temps modernes”, Barry Commoner développa un genre de critique théorique et pratique qu’on peut appeler “scientifico-critique”, car c’est au nom même de “l’intégrité de la science” qu’il s’en prenait à l’épistémologie dominante et au complexe scientifico-militaro-industriel. Ravivant la grande tradition naturaliste des sciences de l’organisme et de la nature vivante, Barry Commoner défendait le holisme (comme son collègue René Dubos) et une vision globale de la biosphère (qu’il nomma écosphère à partir de 1971). Il prenait ainsi le contre-pied de la méthodologie réductionniste des “sciences modernes” (aussi bien des sciences sociales que des sciences naturelles) qui venait de triompher dans les années 50 ; les développements spectaculaires de la biologie moléculaire écrasaient alors de leur superbe la biologie cellulaire classique, l’histoire naturelle devenue l’écologie et aussi (plus récemment) la paléobiologie.
Dans les années 60, Barry Commoner, qui n’appartenait pourtant pas au milieu académique des écologues professionnels, contribua à l’essor de l’étude quantitative des cycles biogéochimiques (de l’azote, du soufre, de l’oxygène, du carbone…) et de l’approche écosystémique, à une époque où on ne parlait pas encore de l’écologie globale comme de la science de la biosphère (considérée comme un tout, un système naturel très complexe, à l’échelle de la Terre en tant qu’unique “planète vivante” du système solaire). En ce sens, il fut un pionnier au sein même de la communauté scientifique américaine et internationale. Mais il devint davantage qu’un biologiste environnementaliste d’avant garde; il élargit son sens des responsabilités en tant que “citoyen savant”, comme on disait à l’époque de la Révolution (française). C’est en tant que scientifique et citoyen qu’il partit en croisade contre le secret “défense”, pour le droit à l’information et à l’éducation scientifiques. Il était partisan d’une recherche scientifique dans le domaine de l’écologie globale de la Biosphère, pour l’époque actuelle qui est aussi, hélas, le nouvel âge nucléaire, période que nous nommons à présent l’Anthropocène.
Anti-nucléaire, il plaida pour l’utilisation de l’énergie solaire. A vrai dire, toute la carrière scientifique et politique de Barry Commoner se situe à l’ombre d’Hiroshima, dans l’héritage du Projet Manhattan, matrice secrète, militaro-scientifico-industrielle, de la prétendue maîtrise de l’énergie nucléaire. Sa notoriété de scientifique engagé et d’écologiste militant finit par atteindre la grande presse au tournant des années 60-70, époque véritablement charnière marquée aux Etats-Unis par le fameux Jour de la Terre (Earth Day), le 22 avril 1970, un an après la réussite de la mission Apollo 11 de la NASA sur la Lune.
Le 2 février 1970, le prestigieux magazine Time avait présenté “l’écologiste” Barry Commoner comme un héros de la première heure, le “Paul Revere of Ecology”! Depuis lors, toute une littérature environnementaliste parle de Barry Commoner comme l’un des pères fondateurs du “nouveau mouvement de la conservation” (Donald Fleming), de “l’environnementalisme” (J. E. de Steiguer), et de ce qu’on appelle en Europe l’écologie politique. Dire qu’il est le fondateur de l’écologie, comme on le voit parfois, est une absurdité au regard de l’histoire des sciences. Cela peut sembler un paradoxe, mais le “grand écologiste” Barry Commoner n’a jamais été membre de l’ESA, l’Ecological Society of America !
Barry Commoner était né à New York (Brooklyn) le 28 mai 1917, l’année de la Révolution russe. Ses parents, Isidore Commoner (Comenar) et Goldie (née Yarmolinsky), étaient des émigrés juifs qui avaient fuit la Russie. De cette situation familiale modeste, celui qui deviendra le célèbre professeur Barry Commoner conserva toujours un certain goût pour un style de vie frugal, une “simplicité volontaire” un tantinet non-conformiste dans l’univers new-yorkais du XXe siècle. Son “marxisme” et sa critique écologique du mode de production capitaliste lui causèrent évidemment beaucoup de tort, tant dans les milieux académiques et l’establishment scientifique que sur la scène politique où, lorsqu’il fut candidat à la Présidence en 1980, au nom du Citizens Party, son score fut un échec total (0,25% des voix). Malgré tout, avec le recul du temps, et à la lumière décapante de la crise actuelle de la mondialisation capitaliste néolibérale, l’analyse socio-écologique que Barry Commoner faisait de la crise environnementale du modèle économique capitaliste issu de la Deuxième Guerre mondiale, est plus pertinente que jamais. En 1971, son analyse convergeait d’ailleurs avec celle des frères Odum et d’économistes hétérodoxes comme William Kapp, Nicholas Georgescu-Roegen et Herman Daly. Pour s’en convaincre, il suffit de relire le chapitre sur “la signification économique de l’écologie” de son deuxième livre, The Closing Circle : Nature, Man and Technology, traduit en France sous le titre L’encerclement : problèmes de survie en milieu terrestre (Seuil, coll. “Science ouverte”, 1972). C’était un bestseller au début des années 70, traduit dans de nombreux pays, y compris en URSS, mais c’est aussi un classique bien oublié depuis le triomphe planétaire de la contre-révolution du capitalisme néolibéral. Barry Commoner, qui était l’une des plus éminentes personnalités de l’AAAS dans les années 60-70 (membre de son Bureau des directeurs de 1967 à 1974), a écrit encore d’autres livres pour le grand public : The Poverty of Power (1976), traduit en français sous le titre La pauvreté du pouvoir (PUF, 1980), The Politics of Energy (1979), Making Peace With the Planet (1990), mais cette bibliographie sommaire n’est pas complète : pour vraiment connaître l’évolution de la pensée scientifique, politique et philosophique de Barry Commoner, il faudrait se plonger dans tous ces autres textes dispersés, articles, conférences, chapitres de livres, rapports scientifiques, inédits… A cet égard, Micheal Egan (cf. le web) est un bon guide. Un énorme travail reste à faire.
La nouvelle du décès de Barry Commoner a suscité une émotion évidente, teintée de nostalgie, parmi ses anciens étudiants et tous ceux qui, comme moi, n’oublient pas tout ce que nous devons au courage, au savoir et à la lucidité de l’auteur de Science and Survival – petit livre qui date de 1966; traduit en France, aux éditions du Seuil, dans la collection “Science ouverte”, en 1969, sous le titre Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ? Dans son livre fondamental Scientific Knowledge and Its Social Problems, publié en 1971, le philosophe et historien des sciences britannique Jérôme Ravetz avait raison d’écrire que le mérite de la création du mouvement de la “science critique” revient à Barry Commoner. Ravetz citait alors Science and Survival. Qui s’en souvient en France ? Cette paternité n’est pas évidente à la relecture, qu’il faut faire aussi, du recueil (Auto)critique de la science (Textes réunis par Alain Jaubert et Jean-Marc Lévy-Leblond, Seuil, “Science ouverte”, 1973).
La première fois que j’ai personnellement découvert le nom et le visage de Barry Commoner (je viens de retrouver cela dans mes archives), c’était dans un entretien intitulé “Le pouvoir aux savants? Non”, publié dans l’extraordinaire n° 39 (“Ceux qui disent non”) de mars-avril 1968 de la sulfureuse revue Planète, l’une des premières à élargir l’horizon de l’imaginaire de la culture française aux dimensions de la pluralité des mondes, des hérétiques, des hippies, des “trois milliards d’années de vie”, de “la métamorphose explosive de l’humanité” et de la crise de l’industrialisation de la biosphère.
Dès les années 1960, Barry Commoner pressentit la survenue de la crise de la biosphère (qu’il appela écosphère à partir de 1971), provoquée, selon lui, par les technologies scientifiques issues de la deuxième guerre mondiale et de l’âge d’or de la pétrochimie. Biologiste qui contribua directement, et avant bien d’autres, à la naissance des nouvelles biogéosciences de l’environnement, critique solitaire du “dogme central” de la biologie moléculaire, à savoir “le dogme de l’ADN“ et du “tout génétique”, Barry Commoner aimait rappeler que le début de sa connaissance de l’environnement remontait à l’année 1953, à l’époque où il étudiait l’action de la toute-puissante Commission de l’Energie Atomique (AEC), héritière civile, en 1946, de la très secrète entreprise scientifico-militaro-industrielle qu’on appelle, pour faire court, le projet Manhattan. Docteur en biologie de Harvard (1941), professeur de physiologie végétale à la Washington University de St. Louis (Missouri) depuis 1947, après un passage remarqué (chargé de recueillir l’avis des scientifiques pour la legislation sur le contrôle – civil ou militaire? – de l’énergie atomique) dans une sous-commission des affaires militaires du Sénat en tant que lieutenant dans l’U.S. Navy, Barry Commoner brava le secret “défense”, le silence de l’establishment scientifique et les mensonges flagrants de l’Administration fédérale. Il dénonçait – avec le chimiste Linus Pauling – la folie de la course aux armements nucléaires, et aussi, très concrètement, le désastre écologique et sanitaire des “retombées” (radioactive fallout) des essais nucléaires, preuves scientifiques et épidémiologiques à l’appui.
Dans son entreprise d’expertise scientifique publique, indépendante, non-officielle, Barry Commoner fut épaulé par sa première femme, Gloria Gordon, qui était psychologue, quelques collègues et de simples citoyens de bonne volonté, tous réunis, à partir de 1958, dans le cadre du St. Louis Committee for Nuclear Information. En 1964, c’est-à-dire après la signature du traité de Moscou (1963) portant interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère et l’océan (pas signé par la France et la Chine qui voulaient aussi devenir des puissances nucléaires), cette association exemplaire deviendra le Committee for Environmental Information. Son bulletin d’information changea de titre en élargissant son champ rédactionnel et son audience : le Nuclear Information devint Scientist and Citizen puis, en 1969, Environment, l’une des premières grandes revues sur les problèmes de l’environnement et qui existe toujours.
La vie et l’oeuvre de Barry Commoner sont là pour nous rappeler tout ce que nous devons à la science et à la technique de la Deuxième Guerre mondiale et qui se développèrent à une échelle gigantesque durant la guerre froide. Les politologues, les historiens et les sociologies de la problématique “science et guerre” connaissent bien à présent cette période de la naissance du monde infernal que Michel Serres (en 1972) a nommé “la Thanatocratie”. C’est dans le contexte de cette funeste dynamique politico-historique du “nouvel âge nucléaire” qu’il convient d’apprécier l’héritage intellectuel et moral du professeur Barry Commoner, un héros qui entra ouvertement en résistance, au nom de la vérité scientifique, de la responsabilité sociale des chercheurs et des libertés démocratiques.
Ceux qui n’ont pas vécu la “contestation” des années 60 (les Sixties) et “la révolution de l’environnement” du début des années 70 du XXe siècle de l’ère chrétienne, ignorent sans doute le nom même de Barry Commoner. L’annonce de sa disparition pourrait bien inverser la clepsydre de l’oubli. Malgré quelques exceptions remarquables, la littérature usuelle sur l’histoire des idées écologistes reste plutôt faible et lacunaire à l’endroit de la figure de Barry Commoner. On cite en passant l’un ou l’autre de ses ouvrages, mais les études historiographiques sérieuses sur sa vie et son oeuvre sont encore rares. Plus qu’aucune autre personnalité, y compris la célèbre Rachel Carson, Barry Commoner peut et doit être considéré comme l’un des authentiques pères fondateurs de l’écologie politique. Heureusement, à l’heure de l’Internet, une rapide recherche sous le nom de “Barry Commoner” sur le Web se révèle vite passionnante et instructive. On peut ainsi lire en ligne le remarquable article nécrologique signé Daniel Lewis, publié dans The New York Times du 1er octobre 2012. On peut découvrir, si on ne la connaissait pas déjà, l’excellente monographie intitulée Barry Commoner and the Science of Survival, publiée par l’historien Michael Egan aux MIT Press en 2007 (et qui fait suite à sa thèse du même titre de 2004, disponible en ligne). La notice consacrée à Barry Commoner dans Wikipedia fait l’objet de multiples mises à jour et révisions. Elle est cependant encore loin d’être satisfaisante !
Jacques Grinevald