Reprint, Le Sauvage, n° 6, septembre-octobre 1973
Par Ivan Illich
Paru dans la revue Esprit (numéro de juillet-août 1973) sous le titre « Contre la production du bien-être », ce texte est extrait d’un exposé fait par Ivan Illich à l’occasion d’un colloque sur l’écologie, organisé par l’Unesco. Intitulé « Avancer avec Illich », ce numéro d’Esprit comprend également des études d’Alain Dunand, Hermann Schwember, Boaventura de Sousa Santos et surtout un court essai de Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud, respectivement directeur et rédacteur en chef de la revue, absolument essentiel pour tous ceux qu’intéresse la pensée d’Ivan Illich.
Au Moyen Âge, les alchimistes croyaient aux vertus de la pierre philosophale qui, appliquée aux éléments de la terre, pouvait en libérer les esprits. Comme eux, nous prétendons conduire les gens à travers une série de degrés et d’initiations jusqu’à l’illumination parfaite qui les introduira dans la cage dorée. Pour les insérer dans la logique d’un système industriel en perpétuelle expansion, il nous faut des éducateurs.
Nous sommes bien les descendants de ce Comenius dont la Grande Didactique se voulait « l’art suprême d’apprendre tout à tous ». Dans la même optique, nous prétendons transformer la population du globe en consommateurs de connaissances, le tout, pour chacun, étant de trouver la place qui lui convient dans l’une des seize catégories de métamorphose pédagogique.
Dans le climat actuel, l’écologie va devenir la dernière des disciplines inscrites au répertoire des programmes scolaires. Elle va également figurer dans ceux de l’éducation permanente promue au rang de quatrième rudiment : lire, écrire, compter,… se recycler ! La pollution déchaîne une panique qui fournit une excellente aubaine aux bureaucrates et technocrates. Les enseignants se précipitent à la rescousse. Nous possédions déjà le grand mouvement des instituts de recherche et des systèmes anti-pollution ; il nous manquait le pullulement des organismes chargés, à grand prix, d’assurer la formation des spécialistes de l’environnement.
Cet enseignement de l’écologie masque une intention politique. Si l’on cherche à promouvoir une lutte efficace contre la pollution et si, en même temps, on prétend maintenir l’expansion industrielle, il est nécessaire de fixer de nouveaux règlements et de nouvelles lois, car il faut bien faire avaler la pilule, il faut bien que les gens se soumettent docilement aux frustrations qu’on leur impose pour arriver à résoudre les problèmes qu’on leur a appris à fabriquer. Pour rendre acceptable ce contrôle politique, on le baptise « initiation aux problèmes de l’environnement ».
Chaque dépense engagée pour produire une nouvelle génération d’engins mécaniques creuse le fossé de l’inégalité sociale. Le nombre de gens admis à fabriquer des voitures munies des nouveaux dispositifs nécessaires à la sécurité diminue inéluctablement ; et, de même, celui des nantis qui auront le droit de les utiliser. Non seulement la construction d’usines non polluantes coûte très cher, ainsi que les bureaux d’études capables de les concevoir, mais encore la mise en place des programmes d’enseignement écologique et la formation des spécialistes capables d’enseigner cette nouvelle matière. Il va falloir de plus en plus de professeurs pour apprendre à des élèves de plus en plus nombreux les raisons qu’ils ont de se soumettre à cette concentration accélérée des privilèges.
De la production à la chaîne de marchandises qui détruisent la nature, on glisse à l’élaboration en série de traitements qui détruisent la société et, par euphémisme, on appelle cela une amélioration des conditions de vie. L’instruction civique et l’éducation sexuelle tendent déjà à bloquer tout engagement politique et à inhiber le désir ; de la même manière, les programmes que vous vous apprêtez à définir pour l’enseignement de l’écologie en classe ou par la télévision ne pourront avoir d’autre effet que d’anesthésier l’opinion en ce qui concerne la justice sociale et de l’emprisonner sous la contrainte de la compétence bureaucratique.
Jusqu’ici, personne ne semble s’être demandé s’il n’existe pas des seuils au-delà desquels la croissance économique se heurterait aux limites de ce que, psychologiquement, les individus peuvent supporter. La crise de l’environnement nous offre une chance de nous réveiller et de rompre le cauchemar alchimiste, car l’illusion selon laquelle l’enseignement comme institution pourrait s’accroître indéfiniment devient grotesque au moment où nous arrivons à reconnaître les limites inhérentes aux formes mêmes du développement industriel.
Déjà, à la conférence de Stockholm, on s’est demandé s’il ne conviendrait pas de limiter la croissance économique. Nous pouvons dès lors nous interroger : sous prétexte d’éducation et d’enseignement, profiterions-nous d’un tel ralentissement pour accélérer le phénomène de scolarisation ? Ou bien, à partir de là, allons-nous au contraire tenter de discerner certaines limites, tout aussi inéluctables, d’un ordre différent quoique complémentaire, et qui s’imposeraient, de la même manière, au mécanisme même de nos interventions prétendues thérapeutiques ? La crise écologique va-t-elle relancer la course aux équipements pédagogiques ? Ou bien va-t-elle nous permettre de démasquer notre boulimie scolaire et nous forcer à avouer qu’il existe des limites au développement de l’enseignement ? Allons-nous réclamer de plus en plus de moyens financiers et institutionnels pour « produire de l’éducation » ? Ou bien déterminer les niveaux et les modes d’expansion industrielle qui ont pour conséquence un conditionnement des individus intolérable psychologiquement, destructeur socialement et impossible économiquement ? Si cette conférence pouvait, d’une manière ou d’une autre, donner le départ à une recherche sur ces limites qui ne relèvent pas de mécanismes physiques, mais que rencontre inéluctablement le développement des institutions, elle fournirait une contribution extraordinaire à notre lutte pour survivre à la crise de l’environnement.
Une telle entreprise se révèle terriblement difficile, tellement la confiance démentielle qu’on accorde aux vertus de l’expansion est incrustée dans la mentalité collective contemporaine. À côté des économies qui prêchent pour la croissance illimitée, il est vrai que d’autres, aujourd’hui partisans d’une stabilisation, dénoncent certains effets nocifs du système ; mais, en ce qui concerne les services que celui-ci produit, il est admis une fois pour toutes qu’ils sont « bénéfiques » : personne — à de rares exceptions près — ne remet en question la nécessité de développer au maximum la santé, l’enseignement et l’assistance. Une vérité échappe aux uns comme aux autres : c’est que même si, selon les orientations les meilleures, on arrivait à contrôler les instruments et les institutions actuelles, cela ne donnerait aucune prise sur des phénomènes comme la surpopulation, la surproduction ou la tyrannie des techniques.
Pour les dirigeants d’aujourd’hui, un malaise provoqué par une situation industrielle ne peut se guérir logiquement que par des remèdes fabriqués en série : éducation, médecine, administration… ou contre-guérilla ! Plus les nations s’enrichissent, plus elles s’habituent à la consommation de choses inutiles, étrangères à la vie réelle. Comme les drogués, les gens dépensent de plus en plus pour se trouver de plus en plus insatisfaits. Ils se déplacent de plus en plus vite, mais ils passent de plus en plus de temps, coincés sur leur siège, à piétiner dans les embouteillages, à se remettre d’accidents ou à travailler pour ce développement d’un réseau routier financé grâce à leurs impôts. Il y en a qui reconnaissent déjà les effets nocifs de la production excessive de marchandises, mais peu admettront que la production de services, une fois organisée en institution, fait aussi partie de ce même système de production industrielle.
Dans des pays aussi différents que les États-Unis et le Brésil, plus de la moitié des crédits attribués à la médecine professionnelle et à la santé publique sont employés au traitement des maladies caractéristiques d’un monde « médicamisé ». Les habitants des villes ne sont plus que des pions qu’on déplace, on n’a même plus la possibilité d’y exercer ce droit naturel qui consiste à se servir de ses deux jambes pour se déplacer. On ne peut plus engager sa propre volonté sans passer par le contrôle des institutions professionnelles ; ce sont les bureaucrates qui détiennent maintenant le droit de fixer les rôles des uns et des autres : ici, les analphabètes, là, les inadaptés, les déviants, les malades, les fous, les membres subversifs ou, plus simplement et généralement, interchangeables, de l’espèce humaine.
On reconnaît bien comme des faits réels ces phénomènes que constituent le sentiment d’impuissance, la surprogrammation, le caractère concentrationnaire que prend la vie sociale, l’angoisse devant l’avenir. Mais ce qu’on refuse d’admettre, c’est que tout cela vient de l’organisation de type industriel appliquée, sous prétexte d’efficacité maximale, aux soins dont les gens ont besoin. Tout relève d’un traitement appliqué par les professionnels ; parvenu à ce point, le système industriel devient forcément intolérable, même si la production en question se pare de titres pompeux comme « amélioration de l’enseignement », « amélioration de la santé », « harmonisation des comportements », « participation » ou « cohérence des réflexes politiques ». En face de toutes les maladies modernes, le seul remède qu’on s’obstine à prescrire, c’est, imperturbablement, le poison.
Si l’on s’orientait dans un sens diamétralement opposé, un peu de réalisme en face de la situation sociale conduirait en chaque occasion à renverser radicalement l’optique de notre euphorie thérapeutique.
1) Au lieu de définir des programmes, nous chercherions à déterminer jusqu’à quelles limites les individus et les communautés peuvent résister à la thérapie bureaucratique.
2) Au lieu de nous illusionner sur les miracles à attendre des progrès pédagogiques, nous évaluerions les ravages déjà inadmissibles produits par les institutions actuelles.
3) Au lieu de subir les pouvoirs dictatoriaux exercés par les planificateurs qui manipulent les gens en fonction de leur propre conception de l’âge d’or, nous tenterions de définir les conditions de fonctionnement de la société actuelle qui rendent la majorité des individus incapables de comprendre et de maîtriser leur propre destin.
4) Au lieu d’essayer de programmer un ensemble de connaissances à acquérir en matière d’écologie, nous essaierions d’imaginer la structure de combinaisons techniques qui permettrait aux gens, dans leur propre situation, de participer à l’élaboration active, au choix et à l’utilisation autonome de leurs propres outils.
Ces lignes d’orientation pourraient ouvrir la voie à une définition scientifique et pourtant très simple, à la portée des gens ordinaires, des conditions pouvant assurer à une communauté humaine donnée le pouvoir de s’attaquer aux problèmes spécifiques de son environnement. Selon moi, ce pouvoir dépend avant tout de la structure fondamentale qui sera celle des outils appartenant à la communauté. Pour celle-ci, l’action qui consiste à limiter sa démographie, sa production et les nuisances de son environnement technologique s’exercera d’autant plus facilement que ses outils seront eux-mêmes plus adaptés à une activité contrôlée par les personnes. Ils favoriseront effectivement la participation s’ils sont conçus de telle manière qu’en s’en servant, les individus autonomes et les communautés de base se sentiront incités à collaborer de façon efficace à une production globale répondant aux besoins de leur vie ou de leur travail.
En revanche, quand il s’agit pour une collectivité humaine de maîtriser les éléments qui déterminent son environnement, les difficultés apparaissent presque insurmontables si les outils dont elle dispose sont fabriqués de manière irrémédiable selon un plan qui ne vise que le monde industriel de production. Dans la mesure où celui-ci dicte sa loi, le contrôle qui s’exerce sur les énergies consommées se concentre progressivement entre les mains d’un nombre de plus en plus réduit d’agents privilégiés qui disposent de la puissance d’énormes machines et de monstrueuses organisations pour produire de plus en plus de marchandises à livrer sur un marché fatalement condamné à l’expansion. Dans un tel système, chacun des membres de la communauté se voit réduit au rôle de simple consommateur. Étant donné la place que tiennent aujourd’hui dans l’existence les instruments de la technique moderne, plus le pouvoir de contrôle se trouve concentré, plus la division du travail est accusée, plus les hommes sont soumis à la dépendance qui les met à la merci des spécialistes, moins une communauté pourra intervenir sur son environnement. Si réellement nous voulons sauver celui-ci, il faut restructurer la société, et à la place du monopole accaparé par la production industrielle et professionnelle, il faut créer les outils d’une société moderne mais conviviale.
Ivan Illich
(Traduit de l’anglais par Jacques Drouet)