L’invention du Sauvage
Par Alain Hervé
Le Sauvage, publié par le groupe du Nouvel Observateurde 1973 à 1981, fut pendant neuf ans le magazine écologique le plus diffusé en France avec une diffusion mensuelle avoisinant en moyenne les 45 000 exemplaires, dont près de 20 000 abonnés.
Tout avait commencé avec un numéro spécial du Nouvel Observateurpublié en juin 1972 et intitulé La dernière chance de la Terre. Y collaborèrent Théodore Monod, F.-O. Giesbert, Michel Bosquet alias André Gorz, Gilles Lapouge, Bernard Guetta, Edgar Morin et le Club de Rome. Ce ballon d’essai fut un succès avec près de 120 000 exemplaires vendus et décida Claude Perdriel, le patron du groupe, à tenter le magazine écologique mensuel que je lui proposais. Ce fut Le Sauvage.
Ce titre au parfum rousseauiste fut proposé par Victor Zigelman, le secrétaire de rédaction qui arrivait de France-Soir et qui observait depuis plusieurs jours nos discussions à la recherche d’un titre. Nous en étions à L’Œuf, lorsque Victor nous dit : « Ce matin, je me suis brossé les dents avec le dentifrice “au goût sauvage”, vous devriez appeler ce journal Le Sauvage». Le premier numéro paru le 1eravril 1973 titrait : L’Utopie ou la mort, le numéro deux c’était : La grande crise de l’énergie, le numéro trois : Travailleurs de tous les pays reposez vous , le numéro huit : Crise de l’énergie, branchez-vous sur le soleil. Avec les signatures de Philippe Saint Marc, Michel Bosquet, Brice Lalonde, Ivan Illich, Konrad Lorenz, Serge Moscovici, Daniel Maja, Herbert Marcuse, et Arnold Toynbee (NDLR : historien britannique spécialiste de la chute des civilisations) qui posait la question de savoir si le premier régime écologiste ne serait pas fasciste. Et il ajoutait : « C’est la Nature elle-même qui va stopper la croissance ». Marshall McLuhan, l’auteur de La Galaxie Gutemberg, éructait dans le numéro de décembre 1973: « La planète sombre dans la démence ou bien nous arrêtons tout. Et tout de suite ». Il annonçait également la disparition de l’automobile en cinq à dix ans !
C’était une joyeuse époque, on étrennait le catastrophisme. La première crise de l’énergie, l’épuisement des ressources comme la pollution de l’air et des paysages étaient des nouveautés excitantes. On vivait encore dans la traînée de l’illumination de mai 68. On rêvait de communautés, de retour à la terre, de maisons solaires (déjà), de légumes bio, de troc…
Faire connaître l’écologie par un journal grand public
Je dois un peu revenir en arrière et expliquer quelles avaient été les idées qui m’avaient mis en mouvement. Né dans une famille de marins entre Saint-Malo et Granville, breton-normand, j’avais passé une partie de mon enfance dans l’archipel des Chausey où j’avais fréquenté le granit, les grandes marées, et des ciels immenses. J’avais campé sur les îles, appris à allumer un feu et à l’éteindre, manié l’aviron et la voile. Il m’en est resté des cals aux mains jusqu’à aujourd’hui.
J’avais appris à lire avec Daniel Defoe et Robinson, appris à réfléchir avec Melville et Moby Dick, avec Marx (Groucho). En 1956 je sortais du CFJ (NDLR : Centre de formation des journalistes) et je me retrouvais rapidement en Algérie pour plus de deux ans de service militaire en tant que journaliste. Ensuite je fus grand reporter à Réalités, un mensuel. En 1964, je démissionnai pour partir autour du monde à la voile pendant trois ans. Ce que j’ai fait de plus intelligent dans ma vie. En 1968, j’entrai comme journaliste à la FAO à Rome, dont je démissionnai par horreur de la politique mondiale de développement agricole, inspirée par les États-Unis, qui y était prêchée. En 1969, en reportage à New York, je rencontrai les fondateurs de Friends of the Earth et je découvris l’écologie. Je créai les Amis de la Terre et Le Courrier de la Baleine en 1970 et en 1972 passai la main à Brice Lalonde. Nous venions tous les deux du PSU, lui comme militant, moi comme électeur. Il était beaucoup plus doué que moi pour la vie associative et la politique. Je voulais faire connaître l’écologie par un journal grand public.
Un homme a eu un rôle décisif dans cette aventure, ce fut Philippe Viannay, un illuminé presque génial, qui avait été membre du Conseil National de la Résistance, qui avait créé entre autres, et en partie ou en totalité, le CFJ, le Centre nautique des Glénans et L’Observateur. Il m’avait aidé à démarrer les Amis de la Terre et, étant membre du conseil d’administration, il me poussa dans la cage aux lions du Nouvel Obsoù je restai un an en observation ou tentative de décontamination dans la rubrique Notre Époque.
Je dois dire que je rencontrai dans la rédaction une remarquable incompréhension sauf de la part de Michel Bosquet et de Claude Perdriel, le patron, qui avait le goût du risque et de la découverte. Le Sauvagene lui a jamais rapporté un centime et lui a sans doute fait perdre de l’argent, mais il m’a soutenu pendant dix ans.
En 1981, il m’envoya une note m’enjoignant de soutenir la candidature de François Mitterrand. Je lui répondis que c’était impossible car nous avions un membre de la rédaction du Sauvage, Brice Lalonde, qui se présentait lui aussi pour devenir Président de la République. Il m’annonça alors qu’il fermait la boutique. Fin du spectacle. Sans rancune, Perdriel nous cédait le titre pour un franc symbolique.
Alain Hervé
Article paru dans « Le Canard Sauvage » n°103, numéro spécial du cinquantenaire des JNE (Journalistes écrivains pour la Nature et l’Écologie)