Nous nous proposons de reproduire sur le site du Sauvage une série de trois articles de Jean Gadrey (économiste auquel nous avons déjà fait appel en novembre dernier), sur la critique de La troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin. Si vous n’avez pas l’occasion de lire Rifkin, vous pouvez vous reporter à cet article de La Vie pour une interview de l’auteur présentant le contenu de son livre. Le Sauvage
Jeremy Rifkin, le gourou du gotha européen (1) Par Jean Gadrey
Il se pourrait que ce billet et les deux suivants, consacrés à une critique de la « Troisième Révolution Industrielle » (TRI) de Jeremy Rifkin, suscitent des controverses, y compris de la part de lecteurs proches des analyses de ce blog. J’assume, et je souhaite qu’on en discute. Je n’ai lu que des comptes-rendus et réactions favorables ou enthousiastes à ce livre. Serais-je le seul à voir dans la TRI, au-delà de points de convergence évidents et anciens, une impasse pour la transition écologique et sociale ?
Les remarques qui suivent ne concernent que la TRI, et pas les ouvrages antérieurs de Rifkin, depuis son premier livre sur le brevetage du vivant (1977), puis Entropy en 1980 (postface de Georgescu-Roegen), ou son best-seller « La fin du travail » (1995, préface de Michel Rocard pour la traduction française en 1996). J’avais rédigé en 2001 pour l’Encyclopaedia Universalis un compte-rendu assez critique de son livre enthousiaste sur la nouvelle économie, « L’âge de l’accès » (2000), paru avant l’éclatement de la bulle Internet. Mes critiques de la TRI sont plus sévères.
Comme exemple de Rifkinmania de gauche, voir cet article de février 2012, « Jérémy Rifkin éclaire la gauche française». Du côté des acteurs à forte sensibilité écologique, l’accueil n’est pas moins favorable. Voir par exemple ce (bon) billet de blog, « pourquoi j’ai dévoré le dernier Rifkin ». Commençons donc par ce côté ensoleillé de la TRI.
POURQUOI RIFKIN SÉDUIT (Y COMPRIS MOI, PARFOIS)
Cet auteur prolifique a beaucoup d’atouts. Il a un exceptionnel talent de conteur, de « storytelling » à très large spectre, et d’ailleurs il le revendique au nom du fait que nous avons absolument besoin de « grands récits ». Il a raison, sous réserve qu’il ne s’agisse pas de contes de fées.
C’est un écologiste convaincu, et depuis longtemps. Il a même parfois des accents de « deep ecology » (écologie radicale), notamment dans son chapitre sur l’école ou dans sa conception d’une science économique comme variante de la thermodynamique et de la biologie. On peut donc comprendre que nombre d’écolos le voient comme un allié important, vu sa surface politique et médiatique, car il ne manque pas de rappeler les périls qui nous attendent si nous ne changeons pas de cap. Sous l’angle de la prise de conscience des enjeux climatiques en particulier, il fait œuvre utile.
Il fait appel à la jeunesse, aux jeunes générations, à la « génération Internet », aux nouveaux entrepreneurs contre la vieille garde de la deuxième RI et les vieux « lobbies de l’énergie ». Il critique les systèmes éducatifs « verticaux » actuels et propose « l’enseignement latéral », « la classe distribuée et coopérative », ouverte sur les réseaux sociaux mondiaux. Cela contribue à son capital de sympathie chez certains. C’est l’objet de l’un des chapitres (8) les plus stimulants, en dépit du caractère « écolo-simpliste » de son hypothèse selon laquelle c’est dans « l’intégration des élèves dans la nature » que réside le cœur du lien éducatif et social scolaire, sans parler du ridicule achevé de cette citation qui en dit long sur son technocentrisme électrique : « Intéresser les élèves à l’électricité et au réseau électrique est la priorité numéro 1 » !
Il valorise le « pouvoir latéral » contre le pouvoir hiérarchique. Il se dit favorable à la coopération contre la concurrence, aux organisations non lucratives, aux AMAP, à la création de citoyens globaux dans une biosphère partagée. Il écrit qu’il faut « repenser la propriété » à l’heure des « communaux ouverts » et des réseaux sociaux, favoriser le droit d’accès, remettre en question la propriété intellectuelle et certains brevets, que la vraie richesse est dans les liens sociaux (le « capital social ») et la diversité des expériences, qu’il faut des indicateurs alternatifs. Des altermondialistes et des acteurs de l’ESS, entre autres, ont quelques raisons d’apprécier un tel avocat de certaines de leurs causes.
Que d’atouts pour une analyse vraiment alternative, surplombant les « idéologies politiques », « empathique » (voir son livre de 2011 sur l’empathie), surtout si l’on y ajoute un optimisme permettant de croire « qu’on en sortira »… si on le suit ! Car, nous dit-il, il a « la solution », et il est en train de convaincre les plus hauts dirigeants politiques (à l’exception d’Obama, qui le déçoit beaucoup, mais on verra que ce dernier a peut-être de bonnes raisons), en tout cas en Europe, et même un vaste cercle de grands patrons « modernes ».
La suite de mon analyse sera moins enthousiaste. Je la résume en quelques mots : il y a un fossé, et d’innombrables contradictions, entre d’un côté les valeurs de société hautement sympathiques mises en avant par Rifkin, celles qui expliquent les réactions enthousiastes, et, de l’autre, ses solutions concrètes (les « cinq piliers » de la TRI), dont je doute que certains commentateurs les aient vraiment décortiquées. Rifkin est une bonne locomotive pour convaincre les dominants de changer de cap, mais le cap qu’il propose avec la TRI n’est pas le bon, c’est même une impasse, tout autant que la méthode politique qu’il privilégie et par laquelle je commence.
POURQUOI LE GOUROU DU GOTHA ? UNE PREMIÈRE CONTRADICTION
Il me faut justifier le titre de ces billets. Ce n’est pas difficile. Car en fait de grand récit, ce livre multiplie surtout de petits récits mettant en scène de façon avantageuse « l’homme qui parle à l’oreille des grands de ce monde », grands politiques et grands patrons. Rifkin n’a pas toujours été comme ça. Il s’adressait d’abord, dans le passé, à des lecteurs citoyens ou militants.
Dans ce livre, il ne conte pas ou peu de rencontres avec la base, il ne s’adresse pas, comme l’a fait Stiglitz, aux « indignés », il ne fréquente pas les forums sociaux mondiaux. La société civile n’est plus sa cible, il dialogue avec le sommet, on l’invite pour des conventions, devant les cadres réunis de multinationales. Et surtout, il est l’invité ou l’ami – il nous en fournit les détails avec complaisance – d’Angela Merckel, de Manuel Barroso, « de cinq présidents du Conseil européen », de Prodi, de Zapatero, de « David » (Cameron), de Papandréou, de l’OCDE « devant les chefs d’État et ministres de 34 pays membres », de Neelie Kroes (ultralibérale, invitée régulière du groupe Bilderberg), du maire de Rome (ancien ministre de Berlusconi), du prince de Monaco. Mais aussi, à un moindre degré, de Chirac et Hollande.
Tout cela vous pose un homme, mais me pose un problème, indépendamment de la présence massive dans cette liste de nombreux leaders libéraux ou ultralibéraux. POUR QUELQU’UN QUI VALORISE EN THÉORIE LE POUVOIR LATÉRAL, TOUT SE PASSE COMME SI, POUR FAIRE AVANCER SA CAUSE, IL EMPLOYAIT EXCLUSIVEMENT DES MÉTHODES VERTICALES, visant à conquérir le cœur de l’oligarchie. La démocratie est certes pour lui une fin, mais pas un moyen de transformation sociale : elle « sera donnée par surcroît » (Évangile, Mathieu, 6.33), comme conséquence de l’adoption des nouvelles technologies « partagées » de l’information et de l’énergie.
Ce rêve de réorientation démocratique partant de l’oligarchie et de la technologie est une impasse, une dépossession, un piège à citoyens. Si ces derniers ne s’emparent pas de la transition, si en particulier ils ne reprennent pas le contrôle de la finance (une priorité totalement absente chez Rifkin) ET DES TECHNOLOGIES, l’oligarchie, qui en a vu d’autres, va récupérer les idées de Rifkin et n’en retenir que ce qui conforte ses intérêts. Elle sait fort bien, elle, que ce ne sont pas les « forces productives », Internet et les réseaux électriques décentralisés qui menacent son pouvoir et qui vont bouleverser les « rapports de production », même si, en son sein, les innovations technologiques peuvent, comme toujours, modifier le rapport des forces économiques entre diverses fractions du capitalisme.
Internet existe depuis plus de vingt ans, l’informatique depuis quarante ans, et l’on n’a pas observé de recul du pouvoir de l’oligarchie, au contraire. Rien n’empêchera Neelie Kroes et les autres ultra-libéraux qui invitent volontiers Rifkin de tenter de profiter de ces nouvelles configurations techniques pour pousser les feux d’un capitalisme encore plus dérégulé, encore moins « partagé ». Ils savent comment faire pour dominer les nouveaux réseaux techniques. Seuls des mouvements sociaux, des réseaux citoyens, peuvent, du local au global, orienter et acclimater ces innovations afin de les mettre au service du partage et des droits humains. Mais ce n’est pas à eux que Rifkin s’adresse en priorité. C’est au gotha qu’il vend, très cher, ses conseils et ceux de son team.
Les cercles de grands patrons entourant Rifkin ont très bien compris qu’ils pouvaient s’engouffrer dans la brèche médiatique ouverte et y prendre des positions de pouvoir et de lobbying, afin d’être les artisans hautement lucratifs des nouvelles infrastructures électriques « intelligentes », des véhicules électriques, des énergies renouvelables, des piles à combustibles, etc. Ils savent que, dans ce cas, le « pouvoir latéral » et le « capitalisme distribué » de Rifkin ne sont pas pour demain…
On comprend enfin pourquoi ce lobbying orienté vers le haut convient à certains élus de sommet, internationaux, nationaux ou régionaux, qui participent d’une conception verticale du changement, impulsé par eux. Rifkin les flatte, à peu de frais. Or une transition définie par le haut, presque forcément indifférente aux inégalités qu’elle suscite, prendra un autre tour que celle qui ferait toute leur place à « la base » et à la « justice environnementale », autre grande absente du livre de Rifkin.
À suivre dans les prochains billets.