Reprint Le Sauvage, septembre 1977
de Pierre Lieutaghi
Le calendrier nous ment. Comme chaque année, l’automne entre bien avant son heure dans les chaumes tout violets de dauphinelles. C’est quelque part vers la deuxième quinzaine d’août que le jour entame sa métamorphose, qu’il prend peu à peu cette patine de silex laissé sur le sable. Rien de ce qu’il touchera alors n’échappera au vieillissement. À cette lassitude des lumières répond l’épaississement progressif des odeurs. Une pluie une peu longue a déjà pourri, réduit en terreau celles, craquantes, légères, des pailles oubliées sur les champs, des talus herbeux où le séneçon jacobée et la centaurée rude mènent l’arrière-garde des fleurs d’été parmi les graminées mortes (odeurs sèches que les orages pouvaient exalter sans corrompre). Et l’on découvre aujourd’hui que des racines de septembre descendaient jusqu’au bord des ruisseaux de juillet et même dans les friches du solstice, insufflant l’humide au plus brûlant des menthes et des calaments. Le souffle rauque de ces dernières plantes de chaleur en gagne un froid presque funéraire : c’est l’été qu’on écrase en les foulant.
Tout est loin d’être dit, pourtant. Si le marronnier brunit, c’est plus d’une rouille favorisée par l’année pluvieuse que pour se plier à la mode de l’équinoxe. Ses fruits ne sont pas encore mûrs. Sous l’impulsion d’on ne sait quel grand cœur au double battement quotidien, la sève – des tonnes de sève – circule encore des racines aux feuilles et des feuilles aux racines dans le platane centenaire. Des millions de nouvelles cellules s’ajoutent chaque jour au bois ancien. Un bel oxygène tout neuf grossit à chaque instant la vaste mare aux hirondelles. Au bout du jardin, les peupliers blancs restent sensibles aux flatteries du vent dans leurs boucles platinées. Et il faut voir les corneilles, tenues à bonne distance par le tir régulier des pétards, lorgner malgré tout les melonnières, les milliers de fruits fendus où les guêpes se payent du bon temps, surtout maintenant qu’on ne peut plus compter sur les mûriers.
N’allez pas confondre : il ne s’agit pas des ronces. La mûre des haies, dont c’est aussi la saison, n’a de commun que le nom et une certaine ressemblance des fruits avec le vieil et bon arbre introduit d’Asie à la fin du Moyen Âge et propagé en France dès le début du XVIIe siècle, comme nourriture exclusive du ver à soie. Propagée frénétiquement, la soie, mise à la mode à la suite des guerres d’Italie, s’importait à prix d’or, grevait sérieusement le budget des bourgeois et même celui des gens de cour. Quand le perspicace Olivier de Serres eut prouvé que l’acclimatation en grand de l’arbre et l’élevage rationnel de son parasite étaient possibles, la culture du mûrier prit une immense extension en quelques années – jusqu’en des régions aux climats défavorables, comme les Flandres, où les arbres ne firent pas de vieux bois ; jusqu’au jardin des Tuileries, transformé en pépinière par ordre d’Henri IV.
Cette étrange arboriculture tout entière dévolue à l’appétit d’une chenille fileuse fit les beaux jours de quelques régions méridionales, Cévennes en tête, et surtout la bedaine des industriels qui héritaient de la récolte. Et puis la Révolution, la concurrence de la soie asiatique, les maladies sur le ver, le dépeuplement des campagnes : l’une après l’autre, les chambres d’élevage de la chenille – les magnaneries – passèrent de la soie à la toile d’araignée. Entièrement dépendante de l’industrie, la sériculture artisanale succomba à une loi des marchés qui se fichait pas mal de son devenir. Restèrent les mûriers. Tout un peuple. Un nouveau paysage. Des restanques étroites de Lodève aux vallées claires des Baronnies. Étonnés de ne plus être effeuillés chaque été, émondés presque chaque hiver, de se retrouver si branchus – comme tous les têtards qui se respectent. Perdus pour la feuille (encore qu’ils aient donné plus d’une ramée, régalé plus d’une chèvre), mais pas pour l’échalas ni la bûchette. Un assez long sursis jusqu’à la fin de l’ère du fagot. Et puis l’arrivée des machines. La plaine, ici – le bassin collineux fertile, qu’on dit plaine en regard d’un pays passablement montueux –, la plaine était autrefois couverte de mûriers. Au moins jusqu’à la dernière guerre. Devant certaines fermes, des dizaines de gros troncs blanchis, pourrissant dans les friches, disent à quel point était peuplé le rez-de-chaussée du ciel. Un voisin en a coupé plus de deux cents, de ces arbres. Il le raconte avec une certaine fierté. Les trois derniers récemment, en lisière d’un champ où on ne pouvait même pas leur reprocher leur ombre. Et il les a brûlés sur place, ce qui a bien pris deux jours. On sacrifie aux dieux facilement jusqu’à l’absurde. Et celui des moissonneuses-batteuses n’en est pas à trois victimes près.
Si les froids n’arrivent pas trop tôt, les quelques mûriers survivant dans la plaine se rappelleront leur ancien pouvoir de piéger le plus léger de la lumières d’octobre : jusqu’aux gels, leurs vieilles têtes rondes tiendront lieu d’étalon-or pour tous les arbres du pays. Ce qu’il manquera de références à l’automne quand le dernier mûrier sera détruit n’apparaîtra-t-il clairement qu’au jour où l’écologie sera aussi celle de regard ? Mûriers, dernières maisons de nos dernières chevêches, bonne auberge des guêpes, orpailleurs de ciels, gardez-nous frères de la menthe et de la feuille, attentifs aux saisons nombreuses, toujours hostiles à ce qui simplifie.
Pierre Lieutaghi
Mots-clés : automne, mûrier, soie.