Paru sous le titre Ecologie et fascisme dans le n°12 (nov. 1991) du Sauvage nouvelle série.
Revu en Juin 2010 (1).
En février 1975, j’ai eu la chance d’assister pendant un week-end à Londres à une réunion internationale de Friends of the Earth, où se rencontraient pour la première fois des écologistes de plusieurs villes de France (2) , d’Angleterre, d’Irlande, des USA, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Suède, d’Allemagne et probablement de quelques autres pays que j’ai oubliés. J’ai gardé de cette rencontre une très forte impression, qui m’a beaucoup fait réfléchir par la suite : tous ces gens avaient la même vision du monde, partageaient les mêmes valeurs alors qu’ils n’avaient pratiquement aucune référence écrite commune. Certains avaient lu Illich, d’autres simplement Rachel Carson (Le printemps silencieux) ou le rapport du Club de Rome, ouvrages fort divers et n’offrant chacun qu’une vue partielle de la planète. Ces nouveaux croisés n’avaient pas de bible et pourtant étaient porteurs d’un même projet. Je me suis dit que leur (notre) accord devait reposer sur quelques principes, probablement peu nombreux, pour que le consensus soit si fort. Dans le train qui me ramenait à Lyon, j’en ai trouvé trois et j’en suis resté là depuis.
[1] La première constatation, celle qui a déclenché le mouvement écologiste dans les années 70, c’est que nos ressources sont finies et que nous nous comportons comme si elles étaient illimitées. La croissance de notre population, le développement aveugle de notre économie se heurtent ou vont se heurter bientôt à l’épuisement des ressources naturelles (forêts, sols cultivables, pétrole, minerais, eau, air…)
[2] La deuxième c’est que la nature est belle, et aussi efficace, et stable par sa complexité et que l’action de notre espèce sur cet environnement naturel est largement négative. Nous détruisons de plus en plus d’espèces, nous simplifions ou empoisonnons les écosystèmes et fabriquons des déserts.
[3] La troisième c’est qu’alors que l’influence de notre espèce sur la planète n’a jamais été aussi grande, le contrôle de chaque individu sur son environnement, naturel ou social, n’a jamais été aussi dérisoire. Notre civilisation urbaine et industrielle développe des outils qui ne sont pas conviviaux. La concentration et le gigantisme rendent les outils complexes, leur gestion exige des spécialistes (les technocrates !).
Le but de cette classification n’est pas de décerner un brevet de bon-ne écologiste (si vous avez rempli les trois conditions, vous avez réussi le test…) mais de fournir une grille explicative, qui reste un fil conducteur pour comprendre l’écologisme.
Le point [1] est le plus spectaculaire, c’est lui qui donne une teinture messianique aux propos d’un homme comme Yves Cochet. La croissance démographique, largement incontrôlable, et la croissance industrielle qui l’est à peine davantage, vont se heurter à des limites physiques. En ce sens le discours écologiste a une ambition scientifique, il est prédictif. Cela rappelle le marxisme et il est possible que, comme les prédictions du marxisme, cette prophétie d’une crise écologique soit porteuse de sa propre négation. On peut espérer qu’à force d’entendre la sonnette d’alarme, les responsables réagissent à temps pour limiter les dégats, comme les patrons des pays les plus industrialisés ont su augmenter les salaires des ouvriers et éviter la révolution. Même s’ils le veulent, il n’est pas certain cependant que nos technocrates puissent éviter la crise écologique ; un des enseignements fascinants de la géophysiologie est que notre planète a déjà connu des crises majeures, qui marquent souvent la limite entre deux ères géologiques. Au cours des 650 derniers millions d’années, il y a déjà eu 7 périodes d’extinction des espèces vivantes et nous sommes en plein dans la dernière en date, celle de l’ère quaternaire, qui a commencé avant l’hégémonie de l’espèce humaine, mais qui s’est considérablement accélérée depuis. Quoiqu’il en soit, le message sur la crise a déjà été entendu des responsables politiques français, en proportion des résultats électoraux des écologistes. La plupart minimisent l’urgence des mesures à prendre, dont la plupart sont impopulaires, voire impossibles à mettre en oeuvre dans un système démocratique. Il est normal que les écologistes qui ont choisi de participer dès maintenant au pouvoir politique, s’opposent clairement aux déclarations catastrophistes. Ceux qui veulent gagner les faveurs de l’électorat, comme les Verts, restent modérés sur ce thème : personne n’a encore inventé un système politique capable de préparer par des sacrifices les échéances de la génération suivante. D’autres écologistes ou écologues comme René Dumont, François Ramade ou Teddy Goldsmith n’ont pas eu les mêmes contraintes.
Le point [2] est celui qui permet le plus de nuances dans la sensibilité écologiste. Le naturisme (au sens large) est un choix culturel et esthétique qui n’est pas évident et qui peut être très divers, pas contradictoire avec un certain humanisme. Il y a tout un gradient entre les misanthropes qui verraient assez bien une planète Terre dans l’état où elle était il y a 10 000 ans, et les militant-es d’extrême gauche qui se veulent écologistes et qui prennent un air gêné dès que l’on parle de surpopulation. J’ai l’impression de me trouver au juste milieu en cultivant mon jardin pour lui faire produire des fleurs et des fruits sans fertilisants de synthèse ni insecticides : le jardin réellement sauvage de mon voisin est là pour me rappeler ce que peut faire la nature quand on arrête de lutter contre elle et je sais que mon bien-être actuel est en partie dû à ces champs de tournesol implacablement désherbés qui bordent l’autoroute. Certain-es préfèrent les forêts, d’autres les jardins, des pionniers ont réalisé des jardins-forêts (3), d’autres n’aiment ni les forêts ni le jardinage. Il a fallu que j’aie des enfants pour réaliser que des gens normaux et aimables pouvaient se sentir bien dans un parking en 4e sous-sol. Les écologistes brandissent l’argument de la survie de l’espèce humaine, mais au fond d’eux mêmes ils souhaitent conserver la nature en l’état, elle est pour eux une source de joie et de plaisirs inégalable.
La convivialité au sens d’Illich est le point [3] de notre trilogie, la racine qui attache l’écologisme au vieux fond libertaire. Ici les écologistes ne sont pas automatiquement contre le changement : ils souhaitent choisir parmi les progrès et les consommations possibles. Plutôt un petit ordinateur personnel que le terminal d’un gros ordinateur central, plutôt la télécommunication que le transport, plutôt la photopile que la centrale nucléaire. Plutôt le pouvoir à l’individu, aux communes, voire aux régions, qu’à l’Etat-nation. Les écolos fachos annoncés par Luc Ferry ou d’autres mais que l’on ne voit pas vraiment venir seraient ceux à qui il manque cette vocation anti-autoritaire. De fait, l’autogestion politique locale n’est pas sans dangers ni équivoques : elle est particulièrement vulnérable à la corruption. Pour éviter les passe-droits locaux, la tentation permanente du protecteur de la nature est le recours à l’Etat. Si les écologistes politiques venaient à prendre (démocratiquement) la direction d’un état comme la France, reprendraient-ils la décentralisation administrative, plutôt mise à mal récemment ?
J’ai tendance à penser que la convivialité de l’outil est une notion forte et durable et qu’elle reviendra sur le devant de la scène.
Ghislain NICAISE
1 – Après d’autres, je réserverai les termes d’écologie et écologues à la science, ceux d’écologisme et d’écologistes à la politique.
2 – Les Amis de la Terre France avaient été créés à Paris en 1972 mais les groupes locaux ne se sont organisés en réseau national qu’en 1977.
3 – Robert Hart, Forest gardening. Cultivating an edible landscape, Chelsea Green Publ. Co, White River Junction, Vermont, 1996.
– Ghislain Depinaud, Aventures en permaculture 8 : Le jardin-forêt, La Gazette des Jardins n°90, 2010
– http://online-rsr.xobix.ch/fr/rsr.html?siteSect=10004&sid=9655860&cKey=1220597736000
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Version en marxien
Les trois contradictions principales qui fondent la doctrine écologiste
Lorsque je suis arrivé à la conclusion en 1975 que les fondements de l’écologisme étaient peu nombreux puisqu’au nombre de trois, j’ai eu envie de communiquer cette réflexion et à l’époque, le discours marxiste était dominant parmi les intellectuels. On ne disait pas intellectuels de gauche car c’était sous-entendu ; même les gens de droite ne se définissaient pas ainsi, comme s’ils avaient honte de se dire de droite. Il était donc utile de communiquer avec le langage le plus signifiant possible, que l’on peut appeler malicieusement marxien. En marxien les trois racines de l’écologisme devenaient trois contradictions principales :
– [1] Il y a contradiction entre le caractère fini des ressources naturelles et leur consommation infinie du fait de la croissance humaine (économique et démographique)
– [2] Il y a contradiction entre la nécessaire complexité des écosystèmes et la simplification systématique du milieu naturel introduite par l’espèce humaine.
– [3] il y a contradiction entre la maîtrise toujours accrue de l’environnement par l’espèce humaine et la réduction de la capacité des individus à maîtriser leur environnement.
Ce qui était important dans cette communication était 1) son caractère prédictif, ce qui rejoignait la démarche marxiste qui se voulait une science de l’histoire, 2) une critique du “développement des forces productives” et de la notion même de progrès historique et 3) la mise au second plan de la notion de lutte des classes, la classe dominante étant elle-même concernée (même un riche a relativement peu de contrôle sur son environnement et est très peu résilient, comparé à un chasseur-cueilleur ou un petit paysan pauvre).
Les points 2) et 3) s’opposent bien entendu à la vision marxiste classique.