Les données énergétiques et climatiques de 2024 sont maintenant publiées. Une année presque ordinaire, hélas: hausse de la consommation d’énergie, hausse des émissions de gaz à effet de serre, hausse du réchauffement, hausse des troubles climatiques.
Une année presque ordinaire, parce qu’on lit de plus en plus souvent que les mesures dépassent ce que prévoyaient les modèles. On peut attribuer cela aux variations naturelles, qui sont habituelles dans l’histoire du climat. Mais lorsque des valeurs inattendues se succèdent sur plusieurs années, cela peut éventuellement être le signe d’un emballement, c’est-à-dire le signe du passage de points de bascule.

Mais soyons prudents. En climatologie, seules des mesures sur au moins cinq ans, dix ans ou plusieurs décennies, selon le domaine étudié, peuvent scientifiquement valider une nouvelle tendance qui tranche avec les modèles prévus auparavant.
Il faut cependant se pencher sur les chiffres de 2023 et 2024, années-record en matière de mesures et d’événements inattendus, déjà précédées par plusieurs années montrant des singularités.
Observons un instant nos émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) par le biais de nos produits carbonés.
Business as usual
A l’inverse de tout ce qui est préconisé par les écologistes depuis des décennies, et par l’accord de Paris en 2015, la consommation de combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz) a encore augmenté en 2024, dopée par une croissance économique mondiale qui est encore à 3%, bien qu’en baisse constante depuis 2020, ce qui va dans la bonne direction.

Consommation mondiale d’énergies fossiles, remarquez le boom depuis les années 2000.
Mais les pays à plus forte croissance, comme l’Inde, la Chine et l’Asie industrielle, se trouvent être les pays les plus émetteurs de GES, parce qu’ils sont l’atelier du monde, parce qu’ils utilisent massivement du charbon pour faire de l’électricité, et parce qu’ils représentent 60% de la population mondiale. Autres leaders des GES, les USA semblent repartir à la hausse, si la récession ne les frappe pas bientôt. Quant à l’Europe, elle se targue toujours d’être en légère baisse, parce qu’elle continue hypocritement à déporter ses émissions en Asie.
Rappelons au passage que les énergies carbonées représentent toujours 80% de la consommation d’énergie primaire. Nous sommes toujours totalement dépendants des fossiles. A moins d’une succession de pandémies type « COVID », ou autre crise grave, personne ne croit que les pays en croissance vont limiter leur consommation. Seule la déplétion des fossiles à bas coût pourra stopper les émissions carbonées. Espérons qu’elle soit imminente d’ici une à deux décennies comme certains l’analysent.
Une inquiétude cependant: en 2024, comme en 2023, les émissions de CO2 et de méthane ont atteint de nouveaux records, non seulement en raison des activités économiques, mais aussi à cause de l’augmentation des émissions naturelles liées à l’augmentation de la température moyenne: sont en cause les incendies géants, sur tous les continents, l’affaissement ou la disparition de divers puits de carbone naturels, l’apparition de nouvelles zones d’émission.
Si les volumes de GES liés aux incendies sont assez faciles à quantifier, les volumes liés aux émissions marines et terrestres sont extrêmement difficiles à obtenir et à analyser à grande échelle. Nous manquons d’études scientifiques dans tous les domaines associés, nous manquons de mesures, ce qui empêche les instances mondiales, comme le GIEC par exemple, de construire des modélisations prospectives.
Observons maintenant les caractéristiques et les nouveautés de l’année 2024.
2024, (encore) une année de records
2024 a été une année illustrée par de nombreux records. Pour la première fois, la température moyenne de la planète s’est trouvée pendant une année au dessus de 1.5°C par rapport à l’ère préindustrielle, à 1.6°C exactement. 2023 était déjà un record d’année la plus chaude jamais enregistrée, avec 1.43°C, et l’on avait eu 1.15°C dans l’année « froide » 2022. On espère que la température baissera dans les années suivantes, et réajustera peut-être la moyenne en dessous des 1.5°, mais un seuil symbolique a été atteint.
Rappelons que le GIEC, dans ses premiers rapports des années 2000, n’attend le dépassement « stable » des 1.5° qu’à la fin du siècle, puis, dans le rapport de 2018, n’attend ce seuil que vers 2040, puis dans son rapport de 2021, attend ce dépassement vers 2030. Un affinage inquiétant, essentiellement dû à l’amélioration des données et des modélisations, mais aussi à de nouvelles mesures.

2023, en jaune, et 2024, en orange foncé, se détachent de toutes les valeurs en gris (1940-2022) En rouge foncé, 2025. (Source https://pulse.climate.copernicus.eu/ )
Un autre record battu en 2024 est celui du taux de la montée des eaux océaniques, bien plus important que modélisé jusqu’alors, selon la Nasa qui publiait les chiffres il y a quelques jours: les glaces terrestres et polaires fondent, et les océans se dilatent avec la chaleur, certes. Mais les données et les analyses manquent cruellement pour attribuer l’augmentation du taux de croissance actuel au surplus de chaleur ou à d’autres causes. La science de l’attribution climatique en est encore à ses débuts.
Emballements en vue ?
Revenons aux possibilités d’emballement. Elles sont multiples, du micro- au macroscopique, et sont quasiment toutes liées au passage de seuils de température. Les grands points de bascule les plus problématiques sont clairement identifiés:
Il y a, par exemple, la fonte du permafrost arctique, lequel contient enfoui la moitié du CO2 terrestre, et qui pourrait, à lui seul, doubler la quantité de CO2 atmosphérique, sans parler du méthane bio-induit. Or, l’Arctique se réchauffe en moyenne environ 4 fois plus vite que le reste de la planète.

Mesure de la libération de GES en zone arctique.
Ces derniers mois, plusieurs études signalent que des zones de Toundra en dégel, qui étaient des réservoirs de carbone depuis des millénaires, sont désormais devenues émettrices de CO2 et de méthane. L’Alaska et le Canada sont accessibles aux chercheurs, mais les études sont difficiles sur l’immense bande de Toundra boréale de la Fédération de Russie.
On redoute aussi la gazéification du méthane et du CO2 marin, « gelés » à diverses profondeurs dans les océans, on craint aussi les baisses d’albedo dues aux fontes ou au noircissement des glaces terrestres ou marines, les émissions de méthane dues aux inondations, ainsi que l’augmentation de la vapeur d’eau dans l’atmosphère, et tant d’autres perturbations capables de générer un emballement.
D’autre possibilités de bascule sont moins connues, par exemple, celles liées à la biologie et la chimie des océans: réaction de la biologie marine face à la chaleur, à l’acidité, aux micro-plastiques, aux changements des grands courants océaniques. Sur terre, les pertes de bio-diversité, les modifications de couverture végétale, les modifications de la haute atmosphère, dont l’augmentation des UV, auraient un impact global important, difficile à caractériser sans études précises à bonne échelle.
D’autres phénomènes d’interaction potentiellement dangereux, qu’ils soient terrestres, marins, ou atmosphériques, sont probables, sans qu’on puisse encore les prévoir, tout simplement parce que l’essentiel des réactions physico-chimiques et bio-chimiques est directement corrélé à la température. C’est en cela que l’augmentation de chaque dixième de degré compte: chaque seuil franchi, même à petite échelle, apporte une pierre au franchissement d’autres seuils, avec la perspective d’un emballement massif et brutal.
Un oeil inquiet sur les courants océaniques, régulateurs et maitres du climat

L’AMOC distribue, et donc, étale, la chaleur solaire tout autour du globe. Sa perturbation peut engendrer des zones plus chaudes ou plus froides.
Les océans, par leurs courants, ont un rôle majeur dans l’absorption, le stockage et la distribution de la chaleur solaire autour de la planète. Un rôle majeur dans les échanges gazeux avec l’atmosphère, c’est-à-dire, dans l’absorption du CO2, la production d’oxygène, et le cycle d’évaporation de l’eau. On lit souvent que 3 milliards de personnes dépendant des océans, en pensant à la pèche, à la navigation et autres ressources, mais c’est bien la planète entière qui en dépend. Un équilibre en péril: selon plusieurs études publiées en 2024 et début 2025, le courant océanique thermohalin global (AMOC), qui traverse tous les océans du monde, et qui, au passage, réchauffe l’Europe en hiver, continue à ralentir. De nombreux chercheurs pensent que nous avons déjà atteint le point de bascule, et qu’un remodelage planétaire des grands courants est maintenant inévitable au terme de quelques décennies, avec potentiellement des conséquences climatiques majeures pour toute la planète.
La recherche en panne de moyens, en panne d’écoute, tiraillée entre neutralité et engagement.
Bref, rien ne va. Et il faut dire pourquoi, il faut expliquer la nature des emballements possibles, pour faire prendre conscience d’éviter chaque dixième de degré de hausse. Le dire avec des scientifiques, le dire avec des vulgarisateurs, avec des intellectuels, avec des artistes, avec les éducateurs, avec la société civile, le dire sur toutes les plateformes possibles.
Mais la science fait face à trois difficultés majeures: le manque de moyens, le manque d’écoute dans les médias, la place difficile du chercheur entre neutralité et engagement.
Les sciences du climat et de l’environnement ont besoin de nouveaux moyens, parce que la complexité et l’interdépendance des phénomènes à étudier sont coûteuses. L’aspiration des crédits vers la recherche appliquée nuit aux sciences du vivant et à la recherche fondamentale. Or, la recherche en sciences du climat a besoin d’investir de nouveaux champs, de former de nouveaux chercheurs, car elle a besoin de se déployer à différentes échelles. Elle manque de moyens pour impliquer les sociétés et les états concernés par des problématiques particulières, aussi bien du côté des victimes du climat, que du côté des principaux responsables du réchauffement. Elle manque de moyens, enfin, pour donner à la vulgarisation scientifique la place qu’elle mérite pour contrer aussi bien l’ignorance, que les manifestations de l’irrationnel, ou la désinformation intentionnelle.

Manif Climat en Ecosse: “Ne paniquez pas, il reste encore 23 arbres.”” L’ignorance est un bienfait, dit le député.” (Cliquer pour voir les détails)
Car ceux qui s’engagent pour la défense de l’environnement constatent qu’il est difficile d’informer la société sur des problématiques environnementales: l’information se doit non seulement d’être lapidaire, mais doit également survivre au bon vouloir des algorithmes pour arriver à une diffusion de masse. Difficile de décrire en quelques mots la complexité des interactions climatiques.
La lutte contre le capitalisme de l’attention étant perdue sur les réseaux, le seul créneau de diffusion encore efficace à grande échelle est le secteur éducatif. C’est là qu’il faut investir massivement. Au point où nous en sommes, entre bascule et effondrement amorcé, les sciences du climat, les sciences de Gaïa, devraient être une matière à part entière, dans tous les apprentissages jusqu’aux études supérieures.
Un autre problème s’amplifie dans le contexte politique et médiatique mondial en cours: la vérité scientifique sur le climat gène ceux qui n’ont pas intérêt à ce que le modèle change. Les résultats d’étude qui concernent des problématiques liées à l’industrie, à l’énergie, à la consommation, rentrent directement dans le champ économique et politique, que les scientifiques le veuillent ou non. Dévoiler les liaisons intimes entre la dégradation du monde et les activités anthropiques s’oppose au modèle de croissance infinie et de consommation aveugle que nous suivons depuis 150 ans. Assurer, preuves scientifiques à l’appui, que les modèles prévoient un effondrement grave, si nous ne faisons rien, est inaudible dans les médias.
Eco-terroriste en toute neutralité.
Tout chercheur en sciences du climat et de l’environnement devient ainsi tiraillé entre la neutralité nécessaire pour produire et diffuser un travail rigoureux, et la fonction de vecteur d’alerte, à défaut de lanceur d’alerte. Si l’équilibre n’est pas trouvé, le chercheur devient une cible facile pour des acteurs malintentionnés, et potentiellement, comme on le voit poindre, comme un malfaiteur que l’on doit faire taire.
Pour les lobbies, dont les moyens n’ont jamais été aussi grands, et les méthodes aussi violentes, le chercheur rejoint ainsi le statut de l’activiste écologique, jusqu’à endosser, au pire, le statut d’éco-terroriste. Encore plus incroyable, dans l’irrationnel le plus total, le chercheur, comme l’écologiste, se voit dénoncé comme responsable des troubles climatiques.
La situation de la recherche en sciences du climat s’aggrave dans certains pays, comme aux Etats-Unis par exemple. Cette tendance menace l’ensemble des nations, alors que 70% de la population mondiale vit désormais dans des autocraties affairistes. La lutte entre les protecteurs et les destructeurs de la planète n’a jamais été aussi violente, et semble être désormais le point de division historique de ce siècle. D’un côté, les tenants de la consommation et de la croissance, dont le chemin s’oriente vers le carbo-fascisme, de l’autre ceux qui construisent des oasis de monde meilleur, dans l’optique de créer un réseau résilient, dans une vision d’écologie sociale réellement démocratique et heureuse.
Jean-Noël Montagné, avril 2025